Le Nouveau Politis hebdo, 15 juin 1995, par Bertrand Leclair

Une adolescence fin de siècle

Je pense donc je suis. Voire. C’était bon du temps où l’homme avait quelques bonnes vieilles certitudes des familles, comme autant de digues, du temps où le langage n’avait pas encore divorcé des choses. Qui pourrait encore prétendre que penser l’aide à exister, à briser la vitre épaisse qui toujours nous sépare de la vraie vie ? Désormais, « les pensées vont aussi toutes seules », note Federica, l’adolescente romaine qui habite le premier roman de Cristina Comencini. Le monde est livré à l’immanence, et il n’y a rien de plus difficile à appréhender que l’immanence, qu’aucune révolte, aucun pavé ne saurait faire voler en éclats. C’est un monde sans repères, un monde où les pères ont démissionné de leur fonction de garde-chiourme des certitudes. « Il n’y a plus aucun principe qu’on puisse comprendre durablement », dit celui de Federica. Il croyait qu’il suffisait d’éviter aux enfants les interdits qui avaient miné sa propre adolescence, il n’a rien su de sa fille et de la double vie qu’elle menait, plongeant l’après-midi dans le monde interlope et amoral de la gare de Rome, là où les corps se livrent sans que les mots les entravent. Elle y a vu ce qu’il ne fallait pas voir : la Gorgone, aujourd’hui, squatte les meublés crasseux des capitales vaniteuses.

Muette, anorexique, cherchant désespérément à reconstituer son journal aux pages arrachées, elle s’est muée en preuve insolente de l’ineptie familiale, révélant par son silence les non-dits de la tribu, les rancœurs inapaisées, les jalousies larvées. Le père qui autrefois suivait sa fille dans des jeux infinis dont elle renouvelait toujours les règles, fasciné par son intelligence et son imagination, s’interroge – et s’il fallait « apprendre aux enfants à se taire […] pour qu’ils soient capables de parler quand ils seront adultes » ? Sa fille, justement, s’est murée dans le silence. Son monde vacille. « Les enfants commencent par aimer leurs parents. Puis, ils les jugent. Parfois, ils leur pardonnent », disait l’élégant Oscar Wilde. Tout change, et rien ne change : gluante de bonnes intentions, la famille, c’est l’enfer, mais l’enfer n’est jamais là où on l’attend.

Certes, on peut aussi lire le roman de Cristina Comencini, qui a déjà réalisé deux films, comme le saisissant portrait d’un père à la stature écrasante (« Si brillant que ses interlocuteurs […] se trouvaient saisis par un inexplicable vide mental »), un père qui ressemble d’autant plus à Luigi Comencini qu’il n’a que des filles. Mais l’héritage est ailleurs : dans une écriture qui évoque un film en noir et blanc au milieu duquel une voix off – celle d’un homme mûr, à l’accent traînant et désabusé – vient lire le journal de la jeune fille qu’on voit serrer un œuf de marbre blanc. Un cinéma d’auteur, mais un cinéma jamais vu : un cinéma impossible à filmer.