Le Nouvel Observateur, 8 avril 1983, par Alain Finkielkraut
Un Talmud de poche
Entretien avec Arlette Elkaïm-Sartre. Propos recueillis par Alain Finkielkraut.
On commence à savoir que le Talmud n’est pas un traité de magie noire mais la transcription des leçons et discussions des docteurs rabbiniques entre le IIe et les VIe siècles de notre ère. Et les aggadoth ? Sous ce titre mystérieux, on peut aujourd’hui découvrir un recueil de quatorze cents pages qu’Arlette Elkaïm-Sartre vient de traduire de l’araméen. Ni traité de la connaissance, ni manuel de théologie, c’est un texte qui s’attache à travers des situations concrètes, à combler l’écart entre les commandements et les problèmes de la vie de tous les jours. Seul Dieu a su dire l’essentiel en dix phrases… Alain Finkielkraut a demandé à Arlette Elkaïm-Sartre de nous en dire plus…
Quelle différence y a-t-il entre le Talmud et les Aggadoth du Talmud de Babylone ?
On pourrait traduire aggadoth par « récits » ou « dicts ». Dans le vocabulaire du Talmud, cela s’oppose au terme halakhoth, réservé au discours sur les conduites légales. En fait, il est difficile de faire la part entre les deux. Les aggadoth sont des textes du Talmud de Babylone qui proviennent d’un choix fait au XVIe siècle par un rabbi originaire de Castille. C’était en quelque sorte un mini-Talmud qui devait pouvoir circuler plus aisément que le Talmud et servir à l’éducation des communautés juives aux époques dangereuses.
Cette loi portative pour temps de persécution, ce mini-Talmud, comme vous dites, comporte tout de même quelque 1400 pages, que vous avez traduites de l’araméen, alors que vous n’êtes pas spécialiste de la tradition. Est-ce votre tribut à ce fameux retour aux sources, aux racines, à la religion, dont on parle beaucoup en ces temps de désillusion idéologique, et pas seulement à propos des juifs ?
Pour moi, je ne reviens nulle part. Jusqu’à mon adolescence je vivais dans une famille et une communauté juives, mais rien n’est passé vers moi de ce point de vue : d’abord, parce qu’il n’y avait plus dans mon entourage immédiat que les rites, et aussi quelques coutumes de vie qui étaient d’autant plus fades et contraignantes qu’il n’existait aucun discours sur leur contenu ; et puis, comme fille, je n’ai même pas eu le minimum de fréquentation des leçons rabbiniques que les garçons avaient en vue de la bar-mitsva. Je retrouve à peine dans ma mémoire deux figures qui sont toujours demeurées comme nobles, et qui se trouvaient être pieuses, celles de grands-parents qui semblaient d’ailleurs résignés à n’avoir aucune autorité de ce point de vue. Il y a sans doute un reste, mais, s’il existe, il est souterrain et ne peut faire l’objet d’un retour, qui est engagement de la personne.
Si le mot de retour ne convient pas, serait-il plus juste, alors, de parler d’acte de piété ou de naissance à la foi ?
Je ne m’interdis pas la foi, mais ce n’est pas le cas : je suis une personne faite ; il y a peu de chance que j’en vienne à ce bouleversement total, intérieur et extérieur, que serait l’irruption de la foi. Non. Je me suis mise pour commencer entre parenthèses, si l’on peut dire. En revanche, j’ai foi que cet ensemble de textes qui s’adressent à nous du fond des temps et ont été écrits pour servir aux hommes méritaient d’être réinscrits plus largement dans le présent et de faire partie de nos connaissances, et cela même si la traduction ne nous donne que l’écume de leur sens – puisque leur principale raison d’être est d’être commentés de l’intérieur et tels qu’ils ont été écrits. Cette traduction et celle d’autres textes fondamentaux devraient, entre autres, amener ceux pour qui il est question de retour à approfondir leur curiosité et à ajuster savoir et foi.
Mais il y a des gens qui n’ont pas ces préoccupations, et l’on peut se demander quel type de retentissement les discussions talmudiques peuvent avoir sur les esprits modernes, exclus des grandes certitudes métaphysiques…
C’est plus facile d’expliquer cela sur un exemple, que je prends un peu au hasard : on enseigne que trois sons s’entendent d’un bout à l’autre du monde ; l’un d’eux est le cri de l’âme quand elle quitte le corps ; les rabbis ont prié pour que ce cri n’existe plus et ils ont été exaucés. Je ne suis pas sûre qu’il existe une âme séparée par nature du corps, pas sûre non plus que les sages qui on énoncé cet enseignement pensaient que réellement ce cri de l’âme s’entendait d’un bout du monde à l’autre. Mais je crois qu’il nous est dit là quelque chose de la mort, des rapports des rabbis à la mort, de leur projet d’agir sur le mourir, qui me touche.
Agir sur le mourir : tout se passe, en effet, dans le Talmud, comme si le « Que croire ? » étant déjà résolu on pouvait se concentrer presque exclusivement sur la question « Comment agir ? »…
Lorsqu’on considère ces textes dans leur globalité, on ne peut pas manquer d’être frappé par l’attention minutieuse portée aux conduites. Évidemment, plus qu’à tout ce qui a trait de ce point de vue au rites, je suis sensible au rapport à l’autre, à la conception du juste et de l’injuste ; les situations sont envisagées avec toutes leurs nuances dans la vie la plus quotidienne : les conduites du commerce, par exemple, aussi bien du point de vue du marchand que de celui de l’acheteur. L’injonction n’est pas tant : « Connais-toi toi-même » que : « Connais ce que tu fais. » Il y a une expression que j’aime bien en hébreu, on pourrait la traduire par : « Faire que l’homme se tienne debout. » C’est le but.
Un accent spécial est mis, par des histoires répétitives, sur ce qui échappe aux commandements. Le mal-agir est circonscrit et traqué dans ce qu’il ne se remarque pas, lorsqu’il nous laisse content de soi alors que le rapport à l’autre est mauvais ou faussé. Je donne un exemple. Dans la rue, un homme donne un sou à un pauvre. Un rabbi passe et lui fait remarquer qu’il aurait mieux valu qu’il s’abstienne, parce qu’il a humilié le pauvre. Or c’est pour les sages du Talmud une grave faute que d’humilier son prochain en public, de « le faire pâlir », cela équivaut à un meurtre ; c’est une faute d’autant plus grave qu’elle ne tombe sous le coup d’aucune loi. Comment donner sans humilier, cela fait l’objet de longs développements. On insiste de même sur l’importance du repentir, de la reconnaissance d’une faute. Une des punitions célestes pour avoir commis plusieurs fois la même faute sciemment, c’est d’être condamné à ne plus savoir la discerner, à perdre donc le jugement. Savoir peser, distinguer est à la fois une vertu et une récompense. Je pense à une anecdote qui exprime le plus fortement cette nécessité d’une extrême attention aux conduites. C’est à propos de la calomnie sur laquelle les rabbis reviennent sans cesse comme sur un mal dévastateur. Je cite de mémoire : Un sage dit à son fils : « Comme ce document est mal rédigé ! — Ce n’est pas moi qui l’ai rédigé, c’est Untel, répond le fils. — Pas de calomnie ! », coupe le père, qui ajoute : « Comme cet autre écrit a de beaux caractères ! » Même réponse du fils : « Ce n’est pas moi, c’est Untel. » Le père le rabroue de la même façon : « Pas de calomnie. » Et on explique qu’il faut éviter de dire du bien de son prochain, car on en vient vite à en dire du mal.
Les sages du Talmud ne ressemblent décidément pas à des théologiens. Ce sont des personnages vivants, en situation, ce qui est très singulier dans la littérature dite religieuse…
Il ne faudrait pas, en effet, penser que le Talmud est composé d’une série de commentaires bibliques et de paraboles débouchant rigoureusement sur d’austères exhortations morales et religieuses. S’il continue à être une terre dont se nourrit la vie juive, il me semble que l’une des raisons à cela, c’est qu’il est vivant et familier. Raisonnements, récits, aventures se suivent selon un fil associatif très perceptible. Les rabbis sont des personnes concrètes, avec des traits de caractère personnels qu’on retrouve d’une histoire à l’autre, des qualités et des faiblesses, des colères, des rivalités. Ils remuent beaucoup, voyagent, dialoguent familièrement avec Dieu, qui n’a pas toujours le dernier mot, ou alors se font donner des leçons de sagesse par les enfants. Le prophète Elie discute avec un rabbi dans un marché, au milieu de la foule ; il se vexe ; disparaît, revient. Le quotidien, le fabuleux et le tragique se côtoient. Certains récits se terminent par des traits d’un humour assez particulier, en général un peu triste. Ils ne s’imposent jamais comme des démonstrations définitives. Les mots eux-mêmes vivent, puisqu’ils vous font signe et qu’on joue sur eux.
Avec votre traduction, vous mettez un peu de cette vie talmudique à la disposition du lecteur profane, vous contribuez à faire du Talmud, ce texte non seulement ignoré mais calomnié pendant des siècles, un objet culturel parmi d’autres. Seulement, peut-on lire le Talmud comme on lit Shakespeare ou Montaigne ?
Pour ma part, je regarde ce texte comme totalement donné et totalement à déchiffrer. Il continue d’appartenir à qui en est le plus proche. Mais, d’autre part, il existe un mouvement d’intérêt vers le Talmud : on a besoin de maîtres pour le commenter, mais en même temps on peut avoir besoin de contexte, ne serait-ce que pour préserver l’autonomie de sa pensée. Je ne crois pas que ce soit un mal d’avoir affaire à un ensemble qui donne au moins une idée de ce foisonnement et de cette richesse.
En tout cas, une fois levées les difficultés de la langue, le discours est d’une grande transparence, proche, dépourvu de concepts ou de formulations savantes. Il ne fait appel à aucune autre connaissance qu’à celle de la Bible. Il n’a rien de ces livres hermétiques qui pourraient égarer un esprit un peu confus. Les raisonnements, aussi complexes soient-ils, n’importe qui peut en venir à bout, pourvu qu’il soit capable de se concentrer assez. La résistance est ailleurs : elle vient pour nous sans doute d’une méconnaissance des enjeux métaphysiques, et seuls ceux qui vivent dans le monde de la Tora peuvent la lever.
Dernière question, inévitable : Vous êtes la fille adoptive de Jean-Paul Sartre. Dans ses entretiens avec Benny Lévy publiés quelques semaines avant sa mort dans Le Nouvel Observateur, Sartre confiait son intérêt non seulement pour la destinée mais pour la spiritualité juive. Ici ou là, on a imputé cette curiosité tardive à l’influence de l’entourage. Trois ans plus tard, vous publiez une traduction d’Aggadoth du Talmud de Babylone…
À force de vouloir avec tant d’insistance et de sérieux que Sartre ne se soit pas réellement intéressé au judaïsme comme si cette éventualité le déconsidérait, on finira par faire croire qu’il s’est fait rabbin sur ses vieux jours. Cet affolement d’une orthodoxie sartrienne pourrait être comique, si ce n’était si démoralisant d’avoir à être témoin pour un mort, ou même accusée par contamination. Que puis-je dire ? Il me semble être indiscrète en parlant de ses derniers entretiens auxquels je n’étais pas partie prenante et qui ont donné lieu à ces accusations, mais j’ai envie de dire une vérité toute simple : considérer une idée, la soupeser, envisager qu’elle puisse vous interroger ou vous contester, ce n’est pas la même chose que l’avaler toute crue, elle et ses conséquences ! Quant à cette traduction, par elle je voulais connaître. Avec un fond de motivations liées au fait que je suis juive, bien sûr, mais finalement connaître pour connaître, connaître pour éclairer. J’étais donc loin de posséder les grandes certitudes qui auraient été nécessaires pour entreprendre cette folie d’endoctriner Sartre, loin aussi du désir d’exercer un influence – et je n’en suis pas plus près. À la fin de sa vie, j’avais traduit quatre-vingts pages avec une intense curiosité et beaucoup de perplexité, pas encore assez bien pour lui en infliger la lecture. J’étais toujours très intimidée par son jugement littéraire. Tout ce qu’il aura connu du Talmud – et je le regrette –, c’est un court récit que je considérais comme rédigé. Je vous le résume : Rabbi Johanan, dont la beauté radieuse est légendaire, rend visite à un compagnon malade ; il entre dans la pièce sombre qu’il illumine de sa présence, et constate que le malade pleure. R. Johanan pense à toutes sortes de raisons que peut avoir un mourant de pleurer, il lui demande s’il est inquiet pour l’avenir de ses enfants, ou bien du jugement divin, etc. Mais le malade lui répond en le désignant : « Non. Je pleure à cause de toute cette beauté qui s’abîmera un jour sous la terre. — Alors tu as raison de pleurer », lui dit R. Johanan, et ils mêlèrent leurs larmes.