Les Nouveaux Cahiers, novembre 1988, par Catherine Chalier
Le secret du baiser
Selon la riche étude préliminaire de Charles Mopsik, la Lettre sur la sainteté engage à penser la relation sexuelle entre un homme et une femme comme lieu d’un secret qui l’apparente au monde divin. Ce secret sera dès lors pour tout juif celui de sa conception, et non celui de sa naissance, car c’est bien là, dans l’instant de la conception, qu’il faut chercher à entrevoir quelque chose de la sainteté du peuple. « Dans le secret de l’acte sexuel, c’est le secret de la perpétuation d’Israël conçu comme lieu de résidence de la présence divine qui est en question » (p. 16).
De nombreux indices permettent d’attribuer cette lettre à R. Joseph Gikatila (au tournant duXIIIe siècle en Espagne), elle fut connue des lettrés de l’époque mais aussi de la population juive de divers pays, c’est dire que son impact fut grand. De façon très neuve elle rompt avec les discours traditionnels sur la sexualité, le discours médical ou moralisateur ne la préoccupe pas du tout et elle s’inscrit en faux d’une pensée philosophique qui verrait dans la sexualité une concession à l’animalité. Ce qu’admettait Maïmonide, par exemple, lorsqu’il posait l’amour comme condescendance. Selon lui, en effet, le versant masculin de l’humain ayant seul quelque ressemblance au divin, le versant féminin s’en voyait exclu et, par là, dévalorisé, voire méprisé. La sexualité ne témoignait plus alors que « d’un désir masculin envers le féminin, qui est aussi attrait et dépendance vis-à-vis de la matière, et (qui) donc éloigne de Dieu » (p. 179). C. Mopsik montre comment, de façon plus générale, la philosophie n’a pu admettre dans sa définition de l’humanité la différence entre masculin et féminin, sauf à privilégier l’exclusivité du masculin.
La Cabale, dans la tradition de laquelle s’inscrit cette lettre, réintroduit, elle, ce versant féminin de l’humain dans la ressemblance divine. Bien loin de voir dans la conjonction sexuelle quelque chose d’animal, elle affirme au contraire qu’elle traduit l’humanité même de l’homme, voire sa divinité. « Accomplir l’acte de chair, ce n’est pas perpétuer l’espèce humaine dans son animalité mortelle, c’est accroître la ressemblance à Dieu, la divinité de l’homme » (p. 175). Ne faut-il pas d’ailleurs se souvenir que, dans la Bible, un même mot désigne la relation entre l’homme et la femme et la divinité ? « Le couple humain est « chair une » (ehad) comme Dieu est « un » » (ehad) (p. 167).
L’étude préliminaire du livre est donc consacrée au thème de l’union conjugale et de la procréation dans la Cabale. Le lecteur comprend très vite comment, dans toute cette tradition, la sexualité et la procréation participent en effet de la sainteté. Ainsi existe-t-il entre génération des corps et émanation des sefirot un parallélisme : c’est toujours une affaire divine. Ce qui conduit à faire place à la dimension féminine au sein de la vie divine : « La pensée divine ne réalise sa plénitude qu’à partir du moment où il est fait place au féminin. En d’autres termes, il faut que la dimension féminine advienne comme aspect de Dieu, réceptacle de l’épanchement de la vie divine, pour que l’Intention divine se parachève » (p. 58). L’homme et la femme qui conçoivent reçoivent chacun l’influx divin qui leur correspond : l’homme le reçoit de la Générosité (Hessed) et la femme de la Rigueur (Guevoura). Le mal adviendrait par contre dès lors que ces influx se sépareraient, s’isoleraient l’un de l’autre.
R. Joseph de Hamadan disait que celui qui a des enfants fait subsister la chaîne de la ressemblance qui est dans le char divin, tandis que celui qui n’a pas d’enfants « amoindrit la ressemblance » (p. 102). La chaîne des générations serait ainsi la chaîne de l’Unité. Ce que la Talmud disait déjà. Et c’est en ce sens que David Ben Yehouda He-Hassid expliquait que les fils d’Aaron furent punis de mort car ils n’avaient pas d’enfants et abîmaient donc, en eux-mêmes d’abord, la ressemblance divine. « Or cette complétude leur était particulièrement requise en ce qu’ils étaient prêtres et travaillaient au culte divin » (p. 110). S’il y a, en effet, une omniprésence des deux sexes à tous les niveaux de l’être, en Dieu, en l’homme et en chaque détail de la création, il est clair que l’humain ne peut atteindre cette complétude en dehors du mariage et de la conception et que dès lors le célibataire non seulement en est exclu mais, tel les fils d’Aaron, il doit expier ce mal. Pensée sans miséricorde qui, semble-t-il, ne tolère pas même l’idée d’une paternité ou d’une maternité non biologique, comme si à tant privilégier l’instant de l’union charnelle et de la conception, la Lettre négligeait le temps de l’éducation qui peut équivaloir à l’idée d’une filiation non biologique.
Il faut noter aussi, dans cette étude, l’analyse du secret du baiser : selon R. Isaac d’Acco, il constituerait « le mode d’unification de l’intériorité spirituelle de la divinité ». On sait aussi que la mort dans un baiser de Dieu se pense comme privilège accordé aux plus justes, tel Moïse. L’auteur estime même que « le Messie naît d’une relation entre l’homme et la femme marquée par le sceau de l’égalité et de la réciprocité, obtenue grâce au baiser d’amour décrit comme une conjonction parfaite des souffles, engendrant un souffle parfait » (p. 130). Idée particulièrement intéressante que reprendra le Sefer Haqana en affirmant que, dans les temps eschatologiques, s’accomplira une libération de la femme, une pleine égalité entre l’homme et la femme. Idée qui, cependant, reste absente de la tradition rabbinique.
M. Cordovero, enfin, insistait sur la nécessité où sont l’homme et la femme de viser en pensée ce qui se passe au niveau des sefirot quand ils s’unissent : la réalisation du Yehoud, de l’unicité divine. « La relation sexuelle est ainsi métamorphosée en cérémonie liturgique » (p. 151), ce qui conduit à une mise en parallèle de la prière et de l’union sexuelle qui ne restera pas sans danger comme le prouvent certaines aberrations du sabbataïsme.
La Lettre, elle, insiste particulièrement sur le fait que la relation sexuelle « n’est pas le lieu où sont en jeu des forces naturelles aveugles, mais où des pensées interférent et sont déterminantes » (p. 194). « Des enfants justes seraient ainsi la récompense d’une conjonction sexuelle pratiquée dans la sainteté » (p. 203). L’homme ayant le pouvoir de faire quelque chose de semblable à ce qu’il imagine, il serait de première importance qu’il s’exerce à purifier ses pensées au moment de la relation. « Si l’homme médite des choses bonnes, propres et pures, cette pensée-là affecte la goutte de semence et l’enfant sera sculpté d’après la forme de cette méditation et il est destiné à être un juste parfait, la Chekhina sera avec lui » (p. 247). Ce qui, note C. Mopsik à juste titre, conduit à envisager la difficile et peut-être scandaleuse idée que l’on puisse être juste par nécessité. Car comment concevoir la liberté humaine si le moment de la conception décide de la justice d’un homme ? Car, même si l’on admire la lucidité de ces sages qui, selon des intuitions qui leur sont propres, annoncent déjà certains des thèmes majeurs de la psychologie moderne, il n’en demeure pas moins que l’absolue prépondérance qu’ils accordent à l’instant de la conception fait pour le moins peu de place à celle d’une responsabilité de l’individu quant à sa propre justice.
Le cabaliste affirme d’autre part que la Mère porte en elle une partie de la bonne semence avant de recevoir l’autre du Père. La Lettre envisage alors une histoire du bien qui suppose sa matérialité, mais elle tente surtout de répondre à la question de savoir comment rétablir la chaîne de la sainteté si le mal l’a corrodée. Pour cela il faut faire appel à l’Intellect et à la liberté mue par lui, ce qui est donc lui faire, malgré tout, une certaine place, non au niveau des fils mais à celui des pères. Quand les pères veulent engendrer des fils justes, ils doivent en effet engager leur liberté sur la voie de la purification décrite dans ce texte. La dimension de purification de la mère n’est, quant à elle, pas prise en compte, sans doute, dit C. Mopsik, parce que « la dimension sacrée, liturgique, de la relation sexuelle est vécue intensément par la femme » (p. 212), ainsi dans l’immersion mensuelle (mikvé).Mais, si l’on prend en compte le fait que la Lettre ne se préoccupe absolument pas de l’engendrement des filles, de filles justes, on peut se demander si cette explication est réellement suffisante. Ce silence sur les femmes et les filles ne témoigne-t-il pas que l’auteur de la Lettre partageait certains des préjugés que C. Mopsik attribue aux philosophes ? Il n’est pas sûr, en effet, qu’un discours éminemment positif sur le féminin et la relation sexuelle suffise pour que le visage de la femme et de ses filles soit véritablement reconnu et aimé.
La relation conjugale s’apparente même au saint des saints et la sexualité, la chose la plus secrète en l’homme, transmet ainsi « la chose la plus secrète en Dieu » (p. 216). Car ce qui se voit en elle « est foncièrement l’humanité de l’homme comme être parlant et comme ressemblance à Dieu » (p. 217). « Ce n’est ni en l’homme ni en la femme que la Chekhtina se présente mais dans l’intimité de leur relation » (p. 284). Et peut-être cette Lettre veut-elle aussi « mettre à jour et transmettre le moyen de donner naissance au Messie, fils de David ». En ce sens que « c’est au moment de la conjonction entre l’homme et la femme que se scelle non seulement le destin individuel de l’enfant futur, mais celui de la communauté d’Israël » (p. 324).
Le livre se termine par une étude de Moché Idel sur les Métaphores et pratiques sexuelles dans la Cabale. L’auteur montre comment l’ancienne attitude juive envers la sexualité en tant que mystère dans le Saint des Saints – l’union des chérubins – eut une profonde influence sur le judaïsme en général et sur la Cabale en particulier car cette union et son rôle religieux qui consiste à préparer une résidence pour la Chekhina, furent transférés sur les couples humains. Et c’est en ce sens que « le couple humain effectuant l’union sexuelle est capable de produire un état d’harmonie en haut » (p. 347).
Il faut remercier Charles Mopsik pour sa traduction et son commentaire de cette Lettre qui, sans nul doute, est une contribution passionnante à la méditation sans cesse reprise des hommes sur le secret de leur humanité et de leur ressemblance au Créateur.