Libération, 2 mars 1995, par Anne Diatkine
L’incomprise de Comencini
Quatre sœurs déjà adultes, dont la dernière, âgée de dix-neuf ans, ne parle plus. Pourquoi ? Cristina Comencini, dont c’est le premier roman et qui en a fait paraître un autre depuis en Italie, ne commet pas l’indiscrétion de nous répondre d’emblée, mais restitue le flot de paroles et d’hypothèses que provoque le mutisme de Federica, à la manière d’une corde pincée qui agiterait toutes les autres. Cela se passe dans une famille bourgeoise, à Rome, chez des parents civilisés. Une belle maison, une atmosphère compassée, des nappes blanches et brodées, une profession prenante exercée par le père, une mère un peu désœuvrée et subrepticement, cet os imprévu que personne ne sait qualifier : une fille se tait sans que l’on sache si ce silence procède d’une décision ou d’une maladie, s’il faut appeler le médecin ou laisser la jeune fille tranquille, dans la mesure où le mutisme n’est pas un comportement pouvant entraîner la mort.
Cristina Comencini ne résumerait certainement pas ainsi le nœud des Pages arrachées qu’elle écrivit à la fin des années quatre-vingt. Elle voulait se concentrer sur le personnage du père, sa capacité à tout savoir et à ne rien ressentir, montrer sa solitude et la vie de bureau, et elle est tombée dès le deuxième chapitre sur le personnage de Federica et sa singulière volonté. Comme son héroïne, Cristina Comencini est pourvue de trois sœurs mais, spontanément, elle ne se projette pas dans le personnage de Federica. C’est de Caterina, la sœur raisonneuse dont « chacune des paroles n’est qu’une banale généralisation » selon la jeune muette, qu’elle se sent plutôt proche, selon le paradoxe qu’on aime toujours plus les êtres les moins aimés.
L’auteur n’a pas tout de suite doté Federica d’un mutisme total. Au début, simplement, la jeune fille éprouve de plus en plus de mal à « composer une phrase entière, un raisonnement abouti ». Et comme les autres personnages, elle ignore les raisons de son silence, de plus en plus radical, de plus en plus entêté, de plus en plus énigmatique tandis qu’elle entend murmurer « des mots comme aphasie, néoténie, et d’autres encore plus étranges et complexes ». Elle s’arme de boules Quies, si bien que même le lecteur n’aura accès qu’à des bribes du feuilletage des conversations qu’elle suscite.
Bien sûr son silence sollicite la mémoire, la recherche d’un point d’origine, et peu à peu, à la manière d’une épreuve trempée dans un révélateur « les images de sa vie en dehors de la maison » se projettent sur le mur de sa chambre, sorte de cocon, qui ne la préserve pourtant pas des logorrhées compatissantes et inquiètes des membres de sa famille. Comme des cartes qu’elle laisserait tomber au hasard et qui ressusciteraient un monde perdu, Cristina Comencini fait apparaître une route sableuse où se tient un jeune homme désinvolte, Marco, dont les mobiles de la disparition ne seront élucidés qu’à la fin du roman, l’univers de la faculté où s’était inscrite la jeune fille, un bracelet sur une cheville. Mais le propre de ce silence massif est d’interroger toute l’histoire familiale, et pour la mère, c’est « la petite cheville de Federica à sa naissance, cachée sous le chausson de laine, juste après l’accouchement, quand elle s’était penchée au-dessus du berceau afin de la regarder pour la première fois » qui resurgit, en photographie intacte.
On ne peut pas ignorer, à la lecture des Pages arrachées qui mènent également sur une île où le brouhaha familial est absent et qui se clôt par une troisième partie dénuée de dialogues mais riche en communication indirecte – lettres, journaux intimes substitués –, que Cristina Comencini, la fille de Luigi Comencini, est aussi cinéaste, tant son texte invite à des images mentales. Elle a réalisé deux films, Zoo et les Amusements de la vie privée et elle continuera d’écrire puisqu’on peut se munir d’un stylo et d’une feuille dès qu’on en a envie, tandis que pour tourner, il faut surtout faire provision de patience.