Livres hebdo, 12 mars 1984, par Christine Ferrand

La Mystique juive en librairie

Entretien avec Charles Mopsik. Propos recueilles par Christine Ferrand.

Avec la parution du tome II du Zohar, Verdier tient son pari : diffuser les traductions des grands classiques de la tradition juive.

Attendu depuis plusieurs mois, le tome II de la traduction du Zohar, réalisée par Charles Mopsik, paraît le 10 mars prochain dans la collection « Les Dix Paroles » qu’il dirige aux éditions Verdier.

Une façon pour cette petite maison d’édition de tenir un pari : la traduction française intégrale de ce grand classique de la mystique juive, quelque 3 000 pages en 5 ou 6 volumes, n’avait jamais été entreprise. C’est aussi l’occasion de marquer le chemin parcouru depuis la parution, en 1979, du premier volume de la collection, la traduction du Guide des égarés, de Moïse Maïmonide, qui était aussi le tout premier titre de la maison d’édition…

« Les Dix Paroles » comprend aujourd’hui dix ouvrages. Parmi eux, la traduction, inédite en français, de la magistrale biographie que Gershom Scholem, le grand spécialiste de l’histoire de la mystique juive, avait consacrée à Sabbataï Tsevi, le messie de Smyrne, l’une des figures les plus importantes de l’histoire juive et des mouvements apocalyptiques. Pierre Vidal-Naquet, parmi 1’autres, a souligné à ce propos dans Libération du 13 janvier le courage des éditions Verdier. Mener à bien une telle entreprise n’était pas tâche facile.

Mais depuis quatre ans, Verdier n’en est plus à un exploit près. Le premier, c’est d’avoir misé sur l’existence d’un autre public que celui des spécialistes pour les grands textes classiques de la tradition juive. Et, de fait, les livres de la collection « Les Dix Paroles », vendus en moyenne à 3 000 exemplaires, se trouvent aujourd’hui dans toutes les librairies comme n’importe quel autre texte de philosophie.

Charles Mopsik en était persuadé. Pour lui, il y avait forcément d’autres passionnés de ces textes difficiles à trouver ou vendus à des prix prohibitifs. Cet érudit de vingt-sept ans s’est lancé à fond dans l’entreprise, dès sa rencontre avec les responsables de Verdier. Nous lui avons demandé de retracer son itinéraire et la genèse de la collection.

Charles Mopsik : Je me suis très tôt passionné pour les grands textes de la tradition hébraïque. Je les ai découverts en terminale, à l’école Yabné où j’ai fait toutes mes études secondaires, grâce à mon professeur de philosophie Jean Zacklad. J’avais entrepris, dès cette époque, une traduction du Zohar… J’ai continué en hypokhâgne et en khâgne à lire et étudier les textes en hébreu de la Kabbale, et je prépare aujourd’hui un doctorat d’état de philosophie sur le Zohar.

Comment avez-vous connu les éditions Verdier ?

C’est toute une histoire… Au retour des vacances, en 1978, Shmuel Trigano dont j’avais par hasard fait la connaissance quelque temps auparavant, dans une boulangerie, mais c’est encore une autre histoire… – me téléphone et me dit : « Des gens qui veulent créer une maison d’édition m’ont contacté. Ils désirent publier des traductions de l’hébreu ». Il n’en savait pas plus, mais avait pensé à moi car je lui avais montré les vingt-cinq premières pages de ma traduction du Zohar…

Aviez-vous envisagé de travailler dans une maison d’édition ?

Non, mais il faut croire que cela m’intéressait depuis longtemps puisque à dix ans je m’étais acheté une petite machine à polycopier pour distribuer mes textes autour de moi… Ma seule expérience concrète de l’édition : garçon de bureau chez Flammarion pendant trois ans, lorsque j’avais seize ans…

Votre premier contact avec les éditions Verdier ?

Gérard Bobillier, le fondateur de Verdier, que j’ai rencontré en octobre 1978, avec Pierre Victor – je ne les connaissais ni l’un ni l’autre – m’ont fait part de leur intention de créer une maison d’édition. Leur objectif : publier des textes importants, des traductions de livres en hébreu du Moyen Âge, du XVIIIe siècle, souvent négligés par les éditeurs du fait de leur peu de rentabilité, en éditant parallèlement, pour financer leur réalisation, des ouvrages de plus grande circulation. Ils envisageaient un tirage moyen de 700 exemplaires et un rythme de parution d’un livre par an.

Avez-vous tout de suite été séduit ?

Je leur ai proposé mon projet de traduction du Zohar… 3 000 pages, cinq ou six volumes, un texte connu seulement de quelques spécialistes… Mais ils ont été effrayés ! Cela paraissait, du coup, si peu « rentable » qu’ils ne voyaient pas comment mener à bien l’entreprise… Bref, nous nous sommes revus, nous avons beaucoup discuté, et petit à petit, l’idée de faire une édition accessible à tous du Guide des égarés, de Moïse Maïmonide, s’est imposée.

C’était déjà une sorte de défi…

Oui, d’autant que notre objectif était de rendre ce texte accessible au plus grand nombre et donc de faire une édition aussi bon marché que possible. Autour de nous, les avis « éclairés » n’étaient pas très encourageants. On nous disait que c’était de la folie d’inaugurer une maison d’édition avec un texte aussi difficile et que nous en vendrions, au mieux, 500 exemplaires en cinq ans. Je tenais tellement à ce que le prix en soit le plus bas possible que je n’aurais vu aucun inconvénient à ce que le livre soit pour cela imprimé sur du papier journal… Finalement grâce aux conseils précieux de notre imprimeur, Roland Dudroca, nous avons réalisé une belle édition, avec un prix de vente de cent trente-cinq francs, malgré ses 700 pages. Nous en avions 3 000 exemplaires sur les bras. Pour les éditions Verdier, c’était tout ou rien : le début d’une carrière d’éditeur ou un enterrement de première classe…

Le succès a-t-il été rapide ?

Au départ, il en partait plusieurs centaines d’exemplaires par mois. J’étais tenu au courant par téléphone, heure par heure, des commandes des libraires. Certains nous demandaient des 13/12 ! En à peine plus d’un an, nous avons écoulé le premier tirage, et la deuxième édition, de 3 000 exemplaires également, a été épuisée l’été dernier. Nous avons dû effectuer un troisième tirage, toujours de 3 000 exemplaires, en septembre dernier… Au total, en quatre ans, nous avons vendu 6 000 exemplaires du Guide des égarés. Nous n’en espérions pas tant. Et, preuve supplémentaire de la nécessité d’une telle édition, Le Guide des égarés a été, l’année dernière, au programme de licence d’une des UER de philosophie, à la Sorbonne…

Et la traduction du Zohar ?

En deux ans, nous avons vendu 4 100 exemplaires du premier tome, sur un tirage de 5 000 exemplaires. Là encore, nous sommes sauvés et nous avons établi le même tirage pour le deuxième volume, sans trop de craintes. Toutefois, une réalisation de ce type remet chaque fois en cause l’existence même des éditions Verdier…

Comment expliquez-vous le succès de la collection qui, outre ces deux livres, a publié d’autres livres difficiles, comme l’Aggadoth du Talmud de Babylone, Le Bahir, etc. ?

Par la puissance de conviction des responsables de Verdier – ils n’ont pas hésité à aller voir les libraires un par un – et par la curiosité que suscite une nouvelle maison d’édition… Mais je crois aussi que ces livres correspondaient à un besoin, à une sensibilité nouvelle. Nous ne sommes pas les premiers, bien sûr, à avoir publié de grands textes hébraïques, mais ceux-ci avaient jusqu’ici une diffusion très limitée. Notre apport a été aussi de les faire sortir du domaine des livres religieux. Pour nous, ce sont avant tout des livres de pensée hébraïque et nous nous situons toujours par rapport à eux dans une perspective de recherche.

Quels sont les prochains titres de la collection « Les Dix Paroles » et quelles en sont aujourd’hui les orientations ?

Plus que jamais nous souhaitons publier de grands textes classiques. Nous restons totalement fidèles à notre orientation initiale. Simplement, nous accompagnerons ces textes, aussi souvent que possible, de notes et de commentaires aidant le lecteur dans leur compréhension. Parmi les prochaines parutions importantes, on peut signaler ce mois-ci, en même temps que le tome II du Zohar, la sortie du premier volume de l’un des Traités du Talmud, Pessahim, traduit par le grand rabbin Israël Salzer. C’est l’un des trente-six traités du Talmud de Babylone, là encore totalement inédit en français. Ensuite, à la rentrée, nous publierons le tome I du Midrach Rabba,texte du Ve siècle, l’un des plus anciens commentaires hébraïques de la Bible, traduit par Bernard Maruani et Henri Cohen Arazi. C’est encore une fois une entreprise monumentale : une dizaine de volumes sont prévus… Puis, L’Âme de la vie, de Haïm de Volozine, un livre plus court, écrit au début du XIXe siècle, une introduction générale, pédagogique, à la Kabbale et au Talmud.

Trouve-t-on facilement de bons traducteurs de l’hébreu ou de l’araméen ?

Actuellement, je découvre un nouveau traducteur chaque mois… Des jeunes pour la plupart. Il y a beaucoup plus de vocations qu’il y a cinq ans et je pense que le phénomène va s’accentuer. La collection y est sans doute pour quelque chose mais je crois aussi qu’une nouvelle génération apparaît. Cela dit, il ne suffit pas de le vouloir pour être un bon traducteur. La compétence technique n’est pas tout, il faut aussi une sensibilité, et une personnalité qui permettent une appréhension parfaite des textes, dégagée des poncifs de l’enseignement ou de l’éducation religieuse juive telle qu’elle est transmise aujourd’hui.

Comment l’institution juive française réagit-elle à votre travail ?

Nous n’avons jamais eu la moindre caution financière ou morale de quelque institution que ce soit. Au départ, nous avons été accueillis, selon les cas, avec scepticisme, ironie ou cynisme… Totalement extérieurs à la communauté juive institutionnelle, nous sommes partis librement à la conquête d’un pan du savoir. Aujourd’hui, certaines institutions nous demandent des services de presse, noblesse oblige… et nous proposent même des traductions.

Ne craignez-vous pas, devant ce succès, d’être « récupérés » ?

Nous tenons farouchement à notre indépendance et nous en affronterons les risques tant que nous pourrons nous passer des subsides de ce type d’institutions. Pour l’instant, et il n’y a pas de raisons que cela change, les seules aides dont nous ayons bénéficié ont été les prêts du CNL…