Tribune juive, 1er novembre 1991, par Ph.-Michaël de Saint Chéron
Le Talmud en gloire
À la veille de sa mort, le Grand Rabbin Israël Salzer achevait sa traduction du traité Haguiga qui paraît aujourd’hui.
Voici aujourd’hui que nous est offerte cette première traduction française intégrale du traitéHaguiga. Il s’agit sans doute de l’ultime traduction du Grand Rabbin Israël Salzer. Ce maître, l’un des plus éminents traducteurs du Talmud, entreprit ce travail voici plus de vingt ans, d’abord grâce à la Fondation Haséfer Vehalimoud avec la publication du traité Sanhédrin, suivi de Méguila et deYoma. Depuis 1980, Israël Salzer a travaillé d’arrache-pied pour les éditions Verdier, afin de mener à bien la traduction du traité Pessahim (1984), de Moëd Katan et enfin de Haguiga. Il aura encore eu le temps de revoir sa première édition de Méguila, qui reparaîtra chez Verdier, l’année prochaine, ainsi qu’une édition de Pessahim. Rappelons pour mémoire que nous devons aussi à celui-ci rien moins qu’une bonne partie de la traduction du commentaire de Rachi dans l’édition bilingue de la Tora en cinq volumes, unique à ce jour. Cet homme alliait une érudition qui n’avait d’équivalent que son humilité, dont témoignent tous ceux qui l’ont approché. La tâche du traducteur n’est-elle pas la plus humble des tâches, car elle consiste à se faire transparent devant l’œuvre à traduire.
Le Grand Rabbin Salzer achevait son avant-propos au traité Moëd Katan par cette phrase : « Afin que l’eau qui désaltère n’en finisse pas d’avoir le dernier mot : “Nous sommes tes disciples et c’est de tes eaux que nous buvons” (Haguiga 3a). »
Il a eu encore le temps d’écrire lui-même l’introduction à sa dernière traduction. De quoi s’agit-il dans ce Haguiga sinon de Hag, la fête, et de Haguog, se réjouir ? Ce traité énonce l’obligation de monter à Jérusalem, vers la montagne du Temple, trois fois par an ; c’est la mitsva de reïya, l’acte de « se montrer, de faire acte de présence ». Tout juif en âge de marcher, s’il n’est pas malade, ni sourd, ni aveugle, ni trop âgé, ni trop jeune, est tenu à cette obligation de la montée du Temple comme à celle de la joie. Très rapidement pourtant, nous quittons ce sujet pour nous plonger dans des pages pleines de mystères sur les lamentations des Sages : « Rabbi Ami a pleuré quand il est arrivé à ce texte : Qu’il place sa bouche (avec humilité) dans la poussière, peut-être y aura-t-il quelque espoir (Lamentations 3,29). Il s’est dit : Tant que cela, et (ce n’est encore que) peut-être ! »
Il est aussi question du hasard de l’advenue de la mort, en une page qu’Emmanuel Lévinas commenta à l’ENIO. Meurt-on à la fin de « ses jours » ou arrive-t-il que l’on meure au hasard de quelque circonstance trop tôt ? Suit un long développement sur les sacrifices et les offrandes apportées au Temple.
Dans ce traité, toutes les questions les plus importantes relatives à la vie juive sont présentes depuis les tâches effectuées le jour du chabbat sans but intéressé, et pour lesquelles on est quitte, jusqu’aux périodes d’impureté, en passant par la question de la responsabilité : qui est coupable d’un acte fautif entre celui qui l’a commandé et celui qui l’a accompli ? « J’ai agi par ordre », n’est pas un argument acceptable, note le grand-rabbin Salzer…
Les haies de la connaissance
Dans la seconde partie du traité, sont abordés les thèmes fondamentaux de la mystique et de la cosmologie juives. « Hélas pour les créatures (de Dieu) qui voient et ne savent pas ce qu’elles voient (…) » (12b).
C’est dans ce traité que sont narrés les épisodes majeurs de la vie de Aher (Elicha ben Abouya). La question des Sages est de savoir ce qu’il est licite de chercher à connaître, et ce qu’il ne faut à aucun prix chercher à comprendre. Mais pourquoi cet interdit ? Non pas pour quelque raison morale, mais parce que cette recherche rend fou – ainsi Ben Zoma est-il devenu fou en pénétrant dans le Pardès – quand elle ne rend pas blasphémateur ou incrédule – comme Aher.
En quoi ce traité Haguiga est-il l’un des traités fondamentaux du Talmud, si ce n’est parce qu’il renferme toutes ces questions premières et leurs limites, telles les haies de la connaissance. Si ce n’est aussi parce qu’il contient certaines des aggadot les plus célèbres de la littérature talmudique.