Tribune juive, 21 avril 1994, par Alain Suied
Maïmonide, moderne parmi les modernes
Écrit en Provence au XIIIe siècle, Rouah Hen se veut une introduction au Guide des égarés de Maïmonide. Parfois attribué à Samuel Ibn Tibbon ou à ses disciples, le court traité veut offrir un reflet de l’intuition fondamentale du Rambam : le souffle de l’Esprit nous donne accès au Réel, l’unité du Divin.
Nouveau Moïse pour son plus récent biographe, Maurice-Ruben Hayoun, clé de la pensée moderne pour Shmuel Trigano, modèle pour Léo Strauss, le Rambam symbolise la philosophie juive médiévale et l’enracinement de son génie dans la terre aride de l’Occident gréco-latin et chrétien. La traduction du Rouah Hen par Éric Smilévitch nous convainc, au même titre que ses approches les plus actuelles, de l’urgence de la vision de Maïmonide.
Urgence de sa saisie du Réel, du moins dans sa partie accessible à l’homme ; urgence aussi, pour les contemporains, de se situer par rapport à cette vision. En dialogue avec la Physique d’Aristote, Maïmonide voit la Nature comme « l’expression de Dieu » et comme lieu de la Réalité. Mais comment nouer un dialogue supérieur – ou tout simplement authentique – avec Elle – et surtout avec son Créateur au nom imprononçable ? Autrement dit : comment fonder la démarche de l’homme et des sociétés non sur l’illusion narcissique, non sur les incertitudes de l’Imaginaire – mais sur la terre ferme du Réel ? Question « abstraite » ? Il n’en est rien. L’œuvre de l’Esprit est d’une infinie richesse – et nul n’aura accès à sa totalité. La sublimer ou la défier sont deux voies sans issue. Créer un rapport à l’autre qui se situe dans un juste rapport au monde constitue une prise en compte lucide des limites de notre « substance » – de notre incarnation. De l’accidentel de notre « condition », nous pouvons tenter de nous frayer une « voie royale » vers le Créateur.
Comme l’écrit le traducteur, dans une belle préface, il s’agit de choisir le « symbolique » pour « dire le réel et son ordre ».
Onze chapitres développent la présentation de la pensée de Maïmonide. L’intellect humain découvre la totalité des êtres pour discerner l’unité du Divin. La Thora est Loi et Éthique, Savoir et Grâce. Lumière dans le Chaos apparent.
Nous voilà à mille lieues des « Systèmes » philosophiques et des monothéismes du « Fils » et du « Prophète ». Le Rouah Hen livre intact le message du médecin de Cordoue : l’intuition biblique traverse le temps et les cultures, hospitalières ou ennemies. L’homme n’est digne de son destin que lorsqu’il affronte le mystère du destin – jamais quand il cède à la facilité de l’idolâtrie et du déni. Le prophète peut appréhender « la vérité de l’être tout entier ». Son intellect a vaincu les fantaisies de l’imagination. Son modèle doit guider l’honnête homme. Autant que les « égarés ».
Inaccessible, inchangeable, informulable, le Créateur peut être deviné, approché. Nous ne saurions jamais prétendre franchir le seuil de sa totalité. Le Paradis n’est pas un acquis.
Sa promesse est une conquête – sur nous-mêmes. « Universelle et nécessaire », cette sagesse aride définit l’appel à la lucidité de la pensée hébraïque. Elle trace aussi la « frontière » avec les autres religions et avec les philosophies. Être juif, ce n’est ni « sublimer » ni mépriser ce-qui-est. C’est se fondre à l’être pour témoigner de tout l’ineffable que l’être transporte au cœur même de son « égarement ».