Chimères, mars 2012, par Manola Antonioli

Logique(s) de l’habitation

Après son remarquable et très remarqué ouvrage sur La Dislocation1 des espaces contemporains, le philosophe Benoît Goetz (spécialiste de l’architecture) publie Théorie des maisons. Présenté par l’auteur comme le premier tome d’un futur Aperçu de philosophie contemporaine à destination des étudiants des écoles d’architecture, cet ouvrage choisit de n’aborder les liens entre architecture et philosophie qu’« indirectement », c’est-à-dire en lisant des textes philosophiques qui, au premier abord, ne traitent pas d’architecture, mais qui proposent des approches de toutes les formes, très variées, de l’habiter. Goetz propose donc au lecteur d’explorer les « maisons des philosophes » (Buber, Deleuze, Lévinas, Benjamin ou Derrida), plus ou moins habitables, plus ou moins sédentaires ou nomades. D’une part, cet essai constitue un vrai « travail du deuil » de la maison, d’un «  habiter » enraciné, conçu sous l’influence évidente de la philosophie heideggérienne, dont l’auteur sait bien qu’il ne correspond plus aux formes contemporaines de l’expérience des espaces (« Le temps de la maison est passé2 ») mais dont il semble garder la nostalgie. La nostalgie est d’ailleurs la « douleur du retour », le désir de retour au pays natal, la tristesse d’avoir perdu, probablement à jamais, un « lieu situé » une fois pour toutes. Mais d’autre part (ce qui fait le grand intérêt de cet ouvrage pour tous ceux qui essaient de penser à la frontière entre architecture et philosophie) Goetz propose par des lectures transversales des textes de nouvelles manières de concevoir la demeure, l’habiter, la traversée des espaces urbains et l’activité de l’architecte, à travers une redéfinition des « polarités anthropologiques » de l’habiter, de l’« in-définition » de l’architecture, du « geste » architectural, de l’« espacement » cher à Jean-Luc Nancy ou des folies et limitrophies de l’architecture pensées par Jacques Derrida.

La maison de Gilles Deleuze et la demeure d’Emmanuel Lévinas

Rien de plus éloigné, à première vue, que la philosophie de Deleuze et Guattari3 et celle d’Emmanuel Lévinas. Et pourtant, Goetz arrive à faire affleurer une parenté inattendue entre la pensée de l’espace des auteurs de Mille plateaux et l’appel du désert, du nomadisme et de l’errance que Lévinas (à travers la tradition juive) oppose à la simple notion de « demeure ». Pour Deleuze et Guattari, aucune territorialisation est concevable sans la possibilité d’une déterritorialisation, mais il n’y a « pas de déterritorialisation (qui ne soit pas mortifère) sans possibilité de reterritorialisation. Or on ne peut pas se reterritorialiser sans maison. » (p. 71). Les lignes-sorcières des deux auteurs traversent une Terre qui « n’est pas terrienne, agraire, mais cosmique » (p. 73), ne tracent des cadres que pour les décadrer et laisser entrer les forces du dehors. Pour sa part, Lévinas ne confère aucun prestige et aucune priorité à l’enracinement (dans une Terre, un territoire, une nation ou une demeure). Hostile «  aux enchantements du lieu », il pense le désert comme un espace lisse par excellence, lieu de l’errance et du passage. S’il n’y a pas de vie possible sans une forme quelconque de ritournelle et de retour, sans logis et sans abri, l’expérience du désert est un rappel constant de l’extériorité d’un espace qu’il est illusoire et dangereux de vouloir s’approprier une fois pour toutes, au nom des liens du sang, de la terre ou de la naissance. Le paradoxe du désert, écrit Goetz, conduit à distinguer l’habitabilité de l’appropriation, à concevoir une expérience d’un séjour toujours transitoire et inappropriable, très éloignée de l’espace et de l’habiter tels qu’ils ont été pensés par Martin Heidegger. Les ritournelles territoriales et musicales de Deleuze et Guattari, tout comme les cabanes dans le désert de Lévinas, surgissent à partir de ce que Goetz appelle « la fin des certitudes architecturales et architectoniques » (p. 85), même si leurs éthiques divergent profondément : construction spinoziste d’un plan d’immanence chez Deleuze et Guattari, transcendance absolue de l’accueil du visage chez Lévinas.

Polarités de l’habiter

À partir du commentaire d’une conversation entre Brecht et Benjamin évoquée par ce dernier dans ses Écrits autobiographiques, Goetz réfléchit sur la polarité des modes d’habitation entre deux extrêmes qui tendent à devenir toujours pathologiques : « le mode d’habitation qui donne à l’habitant le maximum d’habitude et celui qui lui en donne le minimum4 ». Dans le premier, l’habiter s’identifie totalement à l’habitude, l’habitant est dépendant d’une diabolique «  machine à habiter » ; dans le deuxième tout séjour devient impossible et on ne peut (paradoxalement) qu’habiter en clandestin et sans laisser aucune trace. La maison dont Goetz essaie d’élaborer la théorie serait une sorte de rythme ou de dynamisme spatio-temporel entre ces deux extrêmes, un espace « in-défini » et par excellence « poreux », dans la mesure où Poros (le dieu rusé de la mythologie grecque) est toujours le contraire de l’aporie, puisqu’il ne cesse d’aménager des passages, poreux comme la ville de Naples dont Asja Lacis et Walter Benjamin ont tracé un magnifique portrait5. Tout oikos qui ne soit pas mortifère appelle donc poros comme son complément nécessaire, et toute demeure est indissociable de la possibilité de passages, de traversées, de l’invention libre de «  gestes » de l’habiter. Le savoir-faire spécifique de l’architecture et de l’urbanisme, leur « art » propre, consisterait donc à rechercher le difficile équilibre entre fermeture et ouverture, habitation et traversée des espaces (bâtiments et villes, maisons et jardins, espaces privés et espaces publics), un échange entre les structures solides et la « constellation » formée par les habitants et les passants, mais aussi entre le passé et le nouveau, le plus éloigné et le plus proche : « L’architecture n’est pas là pour colmater l’irréalité, l’intagibilité ou l’“aréalité” de l’espace, mais pour accélérer ou ralentir le battement de sa présence/absence. » (p. 135).

Déconstruire l’architecture

Parmi les résultats les plus intéressants du procédé qui consiste à lire des textes philosophiques qui ne parlent pas directement d’architecture pour penser l’architecture et l’espace, on trouve dans cet ouvrage une remarquable lecture de Jacques Derrida6. Il est en effet indéniable que, si Derrida a écrit quelques textes qui concernent directement l’architecture et collaboré avec des architectes, c’est en réalité toute sa pensée qui (depuis le début) est une pensée « espacée » et de l’espacement, où l’espace et l’architecture sont omniprésents : « Ouvrez un livre de Derrida n’importe où, et – je tiens le pari – vous trouverez quelque chose qui touche à l’architecture » (p. 155). L’espacement est tout d’abord le propre de l’écriture telle qu’il l’a pensée dans L’Écriture et la différence, mais aussi la matrice d’intelligibilité à partir de laquelle il réinterprète toute l’histoire de la philosophie occidentale et fonde son entreprise de déconstruction des structures d’opposition entre dedans et dehors, intériorité et extériorité, esprit et matière, etc. C’est aussi et surtout à partir de la littérature et des étranges récits et romans de Maurice Blanchot que Derrida a pensé la folie de l’architecture et élaboré une pensée de la « limitrophie », une théorie des frontières, de toutes les formes d’« effrangement de la limite ». La limitrophie, comme le souligne à juste titre Benoît Goetz, n’est pas une simple recherche de l’abolition de la limite, mais une stratégie complexe qui consiste à faire apparaître les limites là où elles se dissimulent et à les mettre en question là où elles semblent définitives et immuables (comme celles que la tradiction occidentale a fixées entre le corps et l’esprit, l’animal et l’humain, l’homme et la femme, la nature et la culture). Dans ces pages, Derrida apparaît comme l’explorateur d’une zone de résonance entre architecture et philosophie, d’une « autre logique de la limite », dont l’invention est probablement la tâche commune qui attend les écrivains et les artistes, les architectes et les philosophes dans les décennies à venir. Plutôt qu’une énième plainte nostalgique sur la perte de la maison et de l’habiter, un appel à la reterritorialisation et à la demeure, Théorie des maisons est une invitation à inventer et à bâtir de nouvelles « maisons » et de nouveaux espaces, toujours poreux : un projet écosophique.

1. Benoît Goetz, La Dislocation. Architecture et philosophie, Éditions de la Passion/Verdier, 2001.

2. Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, 1980, p. 37, cité par Goetz (p. 99).

3. Malheureusement, comme il arrive encore bien trop souvent, Goetz oublie de nommer Félix Guattari comme coauteur de la philosophie « de Deleuze », sauf en évoquant l’écosophie (p. 74).

4. Walter Benjamin cité par Goetz, p. 95.

5. Walter Benjamin et Asja Lacis, « Naples », in Walter Benjamin, Images de pensée, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 7-23.

6. Chap. V, « Tracés d’autres maisons », p. 153-192.