La Quinzaine littéraire, nº 961, 16-31 janvier 2008, par Marie-José Tramuta

Le passage du témoin

La fin de l’année 2007 nous a fait un don d’un cadeau inestimable, un recueil de poésie en édition bilingue, La Ronde des convers, excellement traduit et présenté par Martin Rueff et préfacé par Yves Bonnefoy.

Eugenio De Signoribus est né en 1947 à Cupra Marittima dans les Marches où il réside d’ordinaire, face à la mer Adriatique, région dont Martin Rueff, dans sa préface, rappelle les liens puissants qu’elle entretient avec la poésie, Leopardi en tête.

On a pu citer entre autres les noms de Franco Fortini, peu connu, hélas, des lecteurs français et d’Eugenio Montale pour évoquer une éventuelle parenté poétique. Du premier il reprendrait le sceau de l’engagement ou plus exactement, concernant De Signoribus ; la poésie civile, du second il suivrait, selon nous, ce fil subtil (« il filo sottile ») dont il est question dans la poésie que nous citons au terme de cet article, et qui court tout au long de l’œuvre du poète ligure, prix Nobel 1975. Comme celui de Montale, le fil de De Signoribus est un « fil de vérité » qui « mène, commente Martin Rueff, vers la vérité d’un interlocuteur et qui accompagne les tribulations des Provenants ». C’est un fil aussi que l’on retrouve dans la sixième section « Arias du désir » dans le poème « Dans la racine acerbe » : « dans la racine acerbe / longtemps j’ai vécu / dans la fièvre factrice… // ainsi je n’ai jamais su / – plus que de l’imaginer – / comment tu brilles vraiment // jeunesse // maintenant je redemande l’asile / dans l’âpre tremblement de terre / qui écarte un jour mourant // maintenant je te demande le fil / non encore défibré / qui naît de ton vrai // le toi ». Celui aussi de « Le troisième œil » : celui lié à l’œil de verre de sa grand‑mère qu’elle déposait chaque soir dans la transparence d’un gobelet près de son lit : « Des persiennes filtrait un fil de lune poussiéreuse que l’œil attirait tout à lui… ».

La Ronde des convers évoque à la fois la ronde de la sentinelle, du guetteur, comme le souligne le poème « Récit de l’avant‑poste » ou celui intitulé « D’où » de la troisième section « Tableaux de pénitence » : « Ombre diurne, inflexible… / invisible à peine la chambre nocturne… / ignorés les ameublements provisoires / écartés les coups de bec dans l’esprit / les yeux se portent vers les cloisons coulissantes… / dans le possible » mais aussi celle plus ludique, et tout aussi marquée par la fatalité du jeu.

Le recueil tourne autour de sept sections enchâssées par un « Prémisse/Promesse » et un « Congé ». Sept sections ou « sept stations dans la vie d’une ronde » (pour reprendre le titre de la cinquième section) qui s’échelonnent de 1999 à 2004 entre mémoire et conscience, douleur et chant, celui dans lequel résonne le « Miserere » qui est peut‑être la clé de la composition, emprise sur le réel où politique, poétique et religion (présente naturellement dans le titre) sont indissociables. Dans le numéro de Po&sie, Eugenio De Signoribus écrivait : « La poésie a pour moi encore un sens, parce que l’impegno civile lui est inhérent, fût‑ce seulement l’engagement à défendre sa propre langue, à en conserver la vitalité à l’alimenter avec des mots nouveaux contre l’invasion de l’homogénéisation… j’ajoute que la réalité du monde nous submerge quotidiennement, et que faire semblant de rien est impossible… c’est une question de conscience… si la poésie, en plus d’un journal intime ou d’une trace mémorielle, est aussi le sentiment de son époque, elle doit être alors apte à en anticiper les plis, à l’interroger en profondeur, à en fixer la durée bien au‑delà du fait divers… ».

Convers, comme le rappelle avec justesse Martin Rueff, « outre sa dimension religieuse évidente, renvoie en italien comme en français, à l’art des vers qui est aussi l’art de tourner la langue vers elle‑même ». Fatum linguae pour ouvrir la langue à elle‑même, pour faire de la maison poésie l’abri des « senza casa », des « sans‑toits », les Provenants dont le poème cité introduit la ronde. Être convers, être convertis, c’est proférer le oui contre le non, « le cri composé et converti/vers le oui ».

Pourtant il s’agit d’une quête parsemée d’embûches où les pèlerins encordés sont passibles de l’erreur et de l’errance, tel le « Chœur premier » dans la dernière section « Chorales pour les terres saintes » : « passent leurs visages innumérables / fibres sur fibres encordés / plutôt que déliés et laissés / au miroir nu de soi // voici la lumière du feu / voici les saints criminels / vanteries de l’hyperfoi / et maux de la raison ». Et le congé s’ouvre au lecteur à qui il est demandé de s’engager dans la ronde et de reprendre le fil comme l’athlète qui saisit le témoin dans la course.