L’Architecture d’aujourd’hui, juin 2012, par Francis Marmande

Lire, construire, comprendre

Vendredi 11 mai 2012, Paris. École nationale d’architecture de la rue de Flandres (19arrondissement). Température extérieure. 12 °C. Trois philosophes s’adressent aux élèves de l’école : Jean-Luc Nancy, Aurélien Barrau et Benoît Goetz. Les deux premiers ont écrit ensemble Dans quels mondes vivons-nous ? (éditions Galilée), tandis que Goetz est l’auteur de La Dislocation et Théorie des maisons (Verdier). Par les fenêtres de l’amphi, ciel couvert, plafond bas, brèves ondées, vent de nord-nord-ouest dans les branches encore chauves.

« Paris est une ville d’Atlantique Nord. » On doit cette remarque à Lucien de Samosate, né en Syrie en 120 de notre ère, mort en Égypte en l’an 180. Sa mère veut en faire un sculpteur. Lui choisit de plaquer la noble sculpture pour s’adonner à la poésie, à l’art et à l’amour.

Ce qui ne l’empêche pas de répondre aux fonctions que lui confie l’empereur en Égypte. Il n’a rien d’un séducteur de province, mais les femmes comme les hommes l’aiment spontanément. Surtout les femmes de Lutèce. où il séjourne quelque temps. Les autres travaillent. Nous, nous rêvons. Malgré ses arènes romaines, Lutèce ne s’appelle pas encore Paris, qui est une ville d’Atlantique Nord.

Ainsi filaient mes pensées par la fenêtre de l’amphi de la philosophie. Tout du long, une élève en architecture s’est mouchée bruyamment. Les cumulus pris dans leur course aspiraient ma rêverie. J’aurais dû la communiquer à la petite famille de touristes habillés en gros enfants bariolés, rue de Flandres, avant la conférence.

Guide vert à la main, lunettes de soleil à grosse monture rouge, vêtus pour un Sud bizarre, descendus en confiance de leur Europe du Nord en tenue de plage, portant sac de montagne et autant de bouteilles d’eau qu’il en faut pour traverser le désert des déserts, ils semblaient un attelage hagard d’explorateurs grelottant sous la pluie. Paris est une ville d’Atlantique Nord.

Suivre des yeux les mouvements intestinaux des nuages, rêvasser, n’empêche en rien d’écouter Benoît Goetz. Au contraire, cela permet de l’entendre : « La question que pose Jean-Luc Nancy, ce n’est plus « qui sommes-nous ? » mais « où sommes-nous ? » Le débat volait haut, non sans brusques chutes de tension, ascendances, spirales, mornes plages, familiarité rieuse, bref, la pensée à haute voix.

Benoît Goetz, soudain : « Vous qui êtes élèves en architecture, lisez des livres qui ne vous concernent pas. Pas des livres « sur » l’architecture. Lire de la philosophie sur l’architecture, c’est sans intérêt. Lisez et, surtout, ne cherchez pas à comprendre. » Le nez dans les nuages, ce qui m’obligeait à mieux sentir les présences, là, autour, physiquement, je glissais d’analogies en associations libres, toujours porté par les voix de la pensée (j’entendais des voix).

« Comprendre », l’idée m’enveloppe avec la lenteur de l’opium. Comprendre ressemble en tous points à ces moments où le planeur que je n’aurai que trop aimé – stupéfiante sculpture d’élégance à l’envergure démesurée – s’accouple avec les ascendances invisibles que signale un cumulus fessu. Ce moment où le planeur finit par comprendre, se laisse déporter sous le vent, dessine de grands huit dans la patience du nuage où il n’est pas question d’entrer. Peur, sueurs froides. Le planeur finit par comprendre, et son pilote à travers lui, les points de meilleure aspiration, la trajectoire la plus intelligente, les zones à éviter en bordure, l’instant voulu où il faut virer, parfois à inclinaison très serrée pour demeurer le plus longtemps possible dans l’activité du nuage. Rien de plus certain que cette chorégraphie céleste pour mesurer à quel point « le temps de la maison est passé » (Théorie des maisons, Benoît Goetz).

La nuit suivante, comme toutes les nuits, j’écoute la radio. J’entends des voix. Une jeune femme interroge un astrophysicien. Il vient d’aligner trois paradoxes de la mécanique quantique : « Monsieur le Professeur, la mécanique quantique, on peut comprendre ? » Elle semble perdue. Quarante-sept secondes de silence. Un vrai moment de radio. Elle pose à nouveau sa question comme pour réveiller le professeur de sa propre rêverie : « On peut comprendre ? » Lui, très doucement : « Non… Mais on s’habitue. » On s’habitue, comme on s’habitue aux nuages, à la philosophie, aux agencements du regard, à la surprise.