Le Monde, 21 mai 2004, par Jacques Mandelbaum
Le cinéma, c’est l’utopie
Jean-Louis Comolli, dans un recueil d’articles parus entre 1988 et 2003, analyse les mutations récentes du 7e art. Ouvrage de réflexion théorique, Voir et pouvoir est aussi celui d’un parcours intime, entre continuité et rupture.
Lieu d’exception cinématographique et de résistance à la tentation, jamais désarmée, de réduire cet art à un divertissement d’ilotes, la France a toujours été, en toute logique, une terre d’asile pour la pensée du cinéma.
Nonobstant la rumeur mélancolique qui déplore depuis quelques décennies, en même temps que la perte d’aura du médium, le déclin supposé de sa critique, les grands anciens (Louis Delluc, Jean Epstein, André Bazin) n’auront jamais cessé de trouver des relais à l’exigence et à la hauteur de leur pensée.
Sous le signe de la pure cinéphilie avec Jean Douchet, André S. Labarthe, Louis Seguin ou les regrettés Serge Daney et Jean-Claude Biette. Sous les auspices de la philosophie, avec Gilles Deleuze, Jacques Rancière et Jean-Luc Nancy, ou de l’histoire de l’art, avec Jean-Louis Schefer, Raymond Bellour, Jacques Aumont, Dominique Païni. S’il fallait trouver une généalogie à l’ouvrage de Jean-Louis Comolli qui paraît aujourd’hui, on invoquerait volontiers le nom de Daney, pour dire la manière, brûlante, dont ce livre requiert notre attention. De fait, depuis la disparition de ce dernier, il semble que rien de plus urgent, de plus lumineux, de plus attentif aux enjeux de notre temps ni de plus subjectivement et politiquement engagé n’aura été écrit sur le cinéma.
D’où, d’emblée, ce paradoxe, entre la petite entreprise de compilation éditoriale qu’est à première vue cette somme impressionnante (plus de 700 pages d’articles écrits et dans leur majorité publiés de 1988 à 2003) et la valeur intrinsèque de l’ouvrage, qui s’avère de première grandeur, tant au niveau de la qualité des pièces rapportées que de la cohérence de l’ensemble.
Cohérence qui relève pour l’essentiel de deux facteurs. Le premier consiste en la pertinence d’une analyse qui se dote très tôt d’instruments opératoires pour le déchiffrement des grandes mutations engagées dans le domaine du cinéma depuis une vingtaine d’années.
Nourrie de cinéphilie, d’anthropologie, de psychanalyse et d’histoire, la pensée de Comolli, à la fois cinéaste et théoricien, a ceci de particulièrement remarquable qu’elle synthétise l’empirisme d’une pratique personnelle du cinéma, l’observation attentive et circonstanciée des principaux espaces de représentation publique (cinéma, télévision, politique), enfin, les perspectives et prospectives conceptuelles.
Énoncées à partir de la pratique du documentaire – définie comme « une sorte de réduction du cinéma à l’essentiel : du corps et de la machine » –, les lignes de force qui traversent ces quelque vingt années de réflexion mettent en jeu la place du spectateur, la question de la croyance, le partage de la mise en scène entre cinéaste et personnage, la dépossession engagée par le processus cinématographique en tant qu’il s’oppose à la marchandisation du régime dominant des images. Autant d’axes qui permettent à Jean-Louis Comolli de réaffirmer, contre la logique chaque jour plus prégnante du spectacle et de la maîtrise, la vocation utopique du cinéma, art de l’ambiguïté et de la défaillance, du hasard et de l’incertitude, art propice à faire tomber les masques du pouvoir et de la démagogie, comme à faire vaciller les puissances de ce monde au profit de ceux qui n’ont que leur faiblesse en partage.
Qu’il s’agisse d’évoquer le cinéma de Fritz Lang ou de Dziga Vertov, de dénoncer la mise en scène spectaculaire de la guerre d’Irak, d’analyser l’effroi inaugural de la télé-réalité, d’entreprendre une phénoménologie cinématographique du Front national, de clouer au pilori la morgue et l’intolérance d’un cinéma majoritaire « bien de chez nous » ou de débusquer, sous le flot continu du direct télévisuel, l’inexorable avancée d’un modèle qui est en passe de laminer les consciences, Comolli cogne aussi fort que juste, enrage, fulmine, poétise, réagit enfin aux représentations du monde qui l’entourent, en refusant tout autant de cloisonner que d’abdiquer sa pensée.
« C’est cela qui se profile. L’horizon de la lessive libérale à fond publicitaire n’est pas pour demain. Nous y sommes. Les télévisions y sont, elles accélèrent le chantier. » Il voit plus que jamais dans le cinéma (c’est-à-dire plutôt dans une forme de pensée que dans un dispositif particulier) « l’arme ou l’outil qui – de l’intérieur – permet de démonter les constructions spectaculaires ».
Cette chronique au jour le jour des vingt dernières années ne vaut pas seulement par sa lucidité, son intelligence et sa manière si convaincante de démontrer que la pensée sur le cinéma ne saurait être autre chose qu’une conscience critique du monde en marche. Elle vaut aussi pour l’émotion qui s’y ressent d’un parcours intime, dont ce livre de réflexion théorique tiendrait en quelque sorte le journal clandestin.
On y lirait l’histoire d’une continuité et d’une rupture, qui auront mené un ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, période théorico-politique dure, à faire un double deuil, celui de l’utopie révolutionnaire, puis celui du passage solitaire au cinéma de fiction (La Cecilia, 1976, L’Ombre rouge, 1981) avant de trouver, dans la pratique du documentaire et le retour progressif à l’écriture, un dépassement synthétique de ces deux intimes blessures. Ce livre est, à sa manière, l’histoire en pensée de ce dépassement.
Histoire féconde, qui fait de Jean-Louis Comolli l’un des plus passionnants documentaristes de notre temps (depuis la longue série sur la vie politique marseillaise jusqu’aux remarquables Jeu de rôles à Carpentras ou L’Affaire Sofri), en même temps qu’un des plus subtils et pénétrants théoriciens du cinéma. Ici et là, le même apparent retrait, la même position d’humilité qui le tient éloigné des feux de la rampe (comme documentariste et comme contributeur à des revues aussi disparates que Trafic, Images documentaires ou Jazz Magazine) tout en lui prodiguant l’apanage d’une lucidité et d’une liberté inconditionnelles.
De sorte que cet ouvrage est la meilleure réponse à la question posée par son auteur dans l’avant-propos : « Devant les millions d’écrans de télévision allumés nuit et jour autour du monde, comment parler, dire, entendre, comment voir, même, ce qui nous arrive, et comment le représenter sans ajouter la vanité d’un bruit au bruit des vanités ? » Sans doute en prenant acte de ce qui nous change sans cesser d’être fidèles à ce qui nous fonde. Pour cette raison, ce livre de cinéma accompagnera tous ceux qui n’ont pas encore renoncé à vivre, ni à penser.