Le Monde, 7 octobre 1988, par Patrick Kéchichian
L’impossible amour de la Sardaigne
Le retour de Giuseppe Dessì dans son île. Un très beau livre né de cette terre sans douceur.
Peu d’échos littéraires nous sont jusqu’à présent parvenus d’une terre pourtant proche, mais souvent oubliée : la Sardaigne. Le très beau roman de Giuseppe Dessì, San Silvano, que la remarquable collection italienne « Terra d’altri », chez Verdier, donne aujourd’hui à découvrir aux lecteurs français a, entre beaucoup d’autres, le mérite de nous rappeler, ou de nous apprendre, qu’une littérature sarde existe.
Publié en 1939 – Dessì avait trente ans et c’était son premier roman –, San Silvano n’a pourtant rien d’une œuvre « régionaliste ». « Mon cœur était partagé entre d’une part l’Italie, avec ses villes, son temps que scandait l’histoire, son ciel tempéré, ses jeunes filles couleur de miel, et de l’autre la Sardaigne, la dure, âpre et difficile Sardaigne avec ses longues sécheresses, la malaria, les deuils interminables, les lamentations pour les défunts, la vengeance et la haine exaltées comme des vertus, un dialecte incompréhensible, l’isolement et la solitude, la méfiance », expliquait cet écrivain né à Cagliari, mais qui vécut sur le continent où il exerça, dans plusieurs villes, la profession d’inspecteur d’académie.
Mort à Rome en juillet 1977, il avait obtenu cinq ans plus tôt le prix Strega pour son septième roman, Paese d’ombre. Un dernier roman posthume, La Scelta paraissait en 1978 chez Mondadori 1.
Mort par « asphyxie »
San Silvano est né de cette « âpre et difficile » réalité humaine, géographique. Sur une trame très simple, l’écrivain sarde raconte l’impossible retour au lieu d’enfance et d’origine. Le village de San Silvano rassemble et cristallise le désir du narrateur. Lieu que la vie a éloigné, dans le temps et l’espace, et qui demeure, tel un centre introuvable, l’objet d’une aspiration de l’âme.
Mais la nostalgie n’est pas ici, comme souvent, un vague sentiment, l’expression d’une langueur, d’une paresse de l’esprit. Ce qui est cherché, c’est l’« essence » de San Silvano, et, à travers elle, la possibilité de recomposer l’existence, de la rétablir dans une continuité.
Elisa, la sœur aînée du narrateur et de Giulio, le studieux, celui pour qui la culture – continentale et, plus loin, européenne – constitue un « organe de perception », est le cœur vivant de San Silvano. « Nous cherchions en elle la compagne fidèle de nos premières années, l’origine même de notre intelligence, la gardienne de cet ordre et de cette paix d’où nous tirions, comme de l’air du pays natal, notre force. » Admirable figure de femme, d’une richesse nourrie de silence, de douleur muette, qui sont comme l’écho secret de « l’atmosphère immobile et lumineuse » du paysage !
L’amour et la sollicitude du narrateur et, sous une autre forme, de Giulio enferment Elisa dans un passé que, pour eux, elle représente et prolonge imaginairement. En quittant le « côté » de San Silvano, en se mariant du « côté » de Pontario – un village distant de seulement quelques kilomètres –, elle a involontairement dispersé la mémoire familiale. En elle, c’est toute la trame du temps qui se défait. La mort d’Elisa et la naissance de son enfant, dans la troisième – et bouleversante – partie du livre, ne sont pas de simples contingences : « Ces événements ne nous avaient pas frappés du dehors, elle et moi, mais avaient mûri au-dedans de nous et ne s’étaient manifestés aux autres que d’une manière indirecte et partielle. » Anna Dolfi, dans une postface remarquable de finesse et de pénétration critique, a raison, évoquant Rilke, de parler de mort par « asphyxie ».
Roman de l’attente et de la mémoire, San Silvano s’inscrit dans une « étendue de temps presque incommensurable ». Les personnages, y compris les secondaires ou bien ceux qui se situent dans le passé du récit, ne sont pas enserrés dans un étroit destin individuel. Ils tentent de « susciter le temps, de s’entourer d’une auréole de temps, de recréer enfin tout un ciel profond de temps ».
À la Sortie de San Silvano, un critique italien a parlé, à propos de Dessì, d’un « Proust sarde ». À l’époque, la comparaison n’était peut-être pas aussi galvaudée qu’elle l’est ensuite devenue… En tout état de cause, et toutes proportions bien sûr gardées, la référence ne nous semble pas dénuée de pertinence.
1. Un autre roman de G. Dessì, Le Déserteur, a été traduit en français en 1964, chez Julliard.