Le Monde des livres, 1er février 2013, par Jacques Mandelbaum

Filmer la guerre : exigences intactes

L’historienne Sylvie Lindeperg ranime le débat sur le rôle et les moyens du cinéma.

Quel rôle les images filmées ont-elles joué, et continuent-elles sans désarmer de le faire, dans la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale et du Génocide ? Cette question, voici une quinzaine d’années que l’historienne Sylvie Lindeperg la travaille au corps, jalonnant l’état de ses recherches par quelques ouvrages remarquables qui remettent de l’ordre et de la lumière dans le domaine extraordinairement embrouillé et erratique des archives filmées, depuis Les Écrans de l’ombre (CNRS Ed., 1998) jusqu’à « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007).

Situé dans ce même sillage, son nouveau livre, susceptible d’élargir le cercle de ses lecteurs, étonnera. L’historienne y descend en effet dans l’arène contemporaine pour y prendre fermement parti contre quelques films récents évoquant cette période, en les mettant en perspective avec certains autres films tournés, eux, depuis l’abyme. Les corpus étudiés, de part et d’autre, sont relativement peu nombreux. Ici une fiction cinématographique (La Rafle, de Roselyne Bosch, 2010), une série documentaire (Apocalypse, 2009) et un docu-fiction (La Résistance, 2007). Là deux films de résistance (Au cœur de l’orage, de Jean-Paul Le Chanois, 1948, et La Libération de Paris, collectif, 1944) et deux autres tournés sur injonction nazie dans les camps de Theresienstadt (Tchécoslovaquie) et de Westerbork (Pays-Bas), ces antichambres de la mort maquillées en lieu de détention modèle.

Des premiers, l’historienne dresse un portrait peu flatteur. Sous les auspices d’une « uniformisation croissante des formes d’écriture de l’histoire », son cahier de doléances est particulièrement lourd : « esthétique du trop-plein et de l’hypervisibilité ; chevauchement et hybridation des âges et des régimes du visible ; immersion dans l’image et le son au prix d’une nouvelle approche des concepts de vérité et de réalité ; pulvérisation des durées et nivellement des temporalités ». En un mot, voici des films qui, par l’omnipotence factice de leur point de vue, le trafic des images destiné à donner au spectateur l’impression de vivre l’événement en direct ou leur constant chantage à l’émotion, ne font que trahir la mémoire qu’ils prétendent servir.

Une tribu de cinéphiles caducs

À l’heure où le Génocide est entré dans le temps d’une histoire apaisée, il semblait, après l’écrasant succès de La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993) et de La vie est belle (Roberto Begnini, 1998), qu’une exigence politique et esthétique à l’égard de la représentation de ces événements ne concernât plus qu’une tribu de cinéphiles caducs. Il fallait bien l’intervention d’une historienne sur ce terrain pour réaffirmer la pertinence d’un débat que d’aucuns veulent croire périmé.

On n’aura pour autant encore rien dit du tour de force de ce livre, qui réside dans une étude détaillée, passionnante et stylistiquement sentie de la fabrication des films du second corpus. Des images filmées par la résistance durant les combats à celles prises par les détenus d’un camp de concentration sur ordre des nazis, le point commun est évidemment celui des contraintes, des obstacles, des impossibilités, du hasard et du double jeu incessant de la prise de vue cinématographique. Soit exactement le contraire de ce que nous fait accroire aujourd’hui le discours de la maîtrise totale des images, reconstituant l’intégrité d’un passé dont on sait pourtant la dimension tragiquement fantomatique. Un livre courageux et stimulant.