Le Monde des livres, 1er octobre 2009, par Jacques Mandelbaum
Quand le spectateur construit son regard et sa liberté
Amateur de jazz, critique et théoricien de cinéma, enseignant et formateur, auteur d’une fiction méconnue et grand documentariste : le talent éclectique de Jean-Louis Comolli n’est plus à démontrer. En 2004, la compilation en ouvrage d’une série de textes sur le cinéma écrits entre 1988 et 2004 et glanés dans diverses revues (Voir et Pouvoir, éd. Verdier) avait enfin permis de prendre la mesure d’une des pensées les plus cohérentes, subtiles et stimulantes en la matière. De ce riche corpus, Cinéma contre Spectacle tire un fil que son titre explicite.
L’ouvrage est cependant plus complexe qu’il n’y paraît, pour deux raisons. La première est qu’il substitue au pamphlet attendu un texte érudit et argumenté, mais non moins vigoureux, sur la nature et les enjeux du cinéma. La seconde tient dans son agencement déconcertant, composé d’une première partie inédite, puis de la réédition d’une série d’articles parus initialement du printemps 1971 à l’automne 1972 dans les Cahiers du cinéma, revue de référence de la cinéphilie française, sous le titre « Technique et idéologie ».
Au programme du premier texte, on retrouve des motifs, une rage d’en découdre et une élégance d’écriture chers à l’auteur. Il s’agit de démontrer en quoi le cinéma, partie prenante désormais minoritaire de la profusion des médias et des images, offre, aujourd’hui plus que jamais, à ses spectateurs l’opportunité de construire leur propre regard, contre la logique dominante du flux continu. « La sainte alliance du spectacle et de la marchandise annoncée et analysée par Guy Debord dès 1967 s’est aujourd’hui réalisée, prévient l’auteur en introduction. Elle gouverne notre monde […]. Il nous revient de changer ces manières. De les remplacer par d’autres. Dans son histoire, il est arrivé plus d’une fois au cinéma de supposer et de construire un spectateur digne de ce nom, capable non seulement de voir et d’entendre (ce qui ne va déjà pas de soi) mais de voir et d’entendre les limites du voir et de l’entendre. Un spectateur critique. Celui que le spectacle veut faire disparaître. » Tout est dit, et l’argumentation serrée qui suit, précisément parce qu’elle porte sur les rapports indissolubles entre technique et vision du monde, s’emploie à le prouver de manière très convaincante.
Le contexte de l’ « après-68 »
À cet égard, il était logique de ramener à la lumière « Technique et idéologie ». Texte qui n’avait d’autre but que de prendre d’assaut le dernier sanctuaire résistant au « tout-politique » de l’époque : celui d’une histoire technique du cinéma, prônant la neutralité de son invention comme de ses développements. Texte lui-même tributaire de la passion théorique du moment, pour cette raison ardu et néanmoins passionnant à lire aujourd’hui. Il faut en évoquer le contexte. Dans le reflux de l’après-Mai-68, les Cahiers du cinéma se radicalisent à gauche. La critique y aspire à devenir une science matérialiste. L’impératif de l’engagement idéologique y crée tout à la fois un extraordinaire appel d’air intellectuel (de Marx à Derrida en passant par Foucault, Lacan et Althusser) et, à terme, une tentation dogmatique, la revue finissant de fait par passer avec armes et bagages dans la mouvance maoïste.
« Technique et idéologie » se situe au cœur de ce foisonnement général et de cette transition particulière. On y trouve donc deux choses à la fois. Une stratégie polémique qui vise à ne pas se laisser doubler sur la gauche par des revues concurrentes (Cinéthique en l’occurrence) tout en ferraillant avec l’approche « idéaliste » des figures tutélaires de la théorie du cinéma (André Bazin, Jean Mitry). Mais aussi bien une acuité d’analyse qui tient bon sur l’essentiel, à savoir le rapport critique au cinéma, et qui range ce texte parmi les quelques monuments de l’histoire de la revue. Sur les raisons du retard de l’invention du 7e art, sur la disparition de la profondeur de champ au moment où naît le cinéma parlant, ou sur la « transparence » de la mise en scène hollywoodienne, Comolli livre ici des hypothèses pénétrantes, qui en révèlent la détermination proprement idéologique : la recherche d’une illusion toujours plus parfaite.
La clé du livre réside donc dans la conjonction de ces deux textes, dans la réflexion qu’inspire leur articulation, dans la continuité qu’elle manifeste. Car, par-delà les mutations et les désillusions qui ont affecté et le cinéma et l’auteur en l’espace de trente ans, ce livre lucide et roboratif témoigne d’une espérance intacte. Au désarroi qui accompagne aujourd’hui la disqualification des utopies artistiques et sociales, il oppose la fidélité à une pensée du cinéma qui réaffirme la possible et nécessaire résistance du spectateur, et partant du sujet, à sa propre aliénation. Il n’échappera à personne – c’est d’ailleurs l’intérêt général de l’ouvrage – que ce credo sinon insurrectionnel, du moins émancipateur, intéresse un cercle beaucoup plus large que celui de la cinéphilie.