Les Inrockuptibles, 14 avril 2004, par Vincent Ostria
Cinéma contre spectacle
Faisant écho à Surveiller et punir de Michel Foucault, l’ouvrage Voir et pouvoir du théoricien et cinéaste Jean-Louis Comolli dénonce la dérive de la télé-réalité et questionne le clivage immuable entre documentaire et fiction.
Jazzophile invétéré, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1966 à 1971 – période hard de la revue, entre structuralisme, sémiologie et politique –, cinéaste de fiction et à présent documentariste, Jean-Louis Comolli construit pierre par pierre une oeuvre d’artiste citoyen. On se souvient de son dernier film sorti en salle, Rêves de France à Marseille, coda d’une longue série sur la vie politique en terre phocéenne. Voir et pouvoir, recueil d’articles parus dans diverses revues (dont Trafic etImages documentaires), de textes de catalogues de festivals et de notes prises en vue de débats et d’interventions, entre 1988 et 2003, démontre que l’ancien critique n’a rien perdu de sa puissance de pénétration ni de son exigence.
Bien qu’ayant officiellement troqué sa casquette de critique contre celle de cinéaste, Comolli continue à écrire, sa pratique et sa réflexion se nourrissant mutuellement. Voir et pouvoir est une sorte de journal traversé par l’actualité des médias, de l’évolution du cinéma, observée par un documentariste éthique qui conjugue sa cinéphilie au passé.
Si l’ouvrage porte comme sous-titre L’Innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, il est clair que Comolli a mis la fiction en sourdine en se convertissant au documentaire. « Pour moi, écrit-il, il est certain qu’il se passe plus de choses aujourd’hui dans le documentaire que dans le cinéma de fiction “lourde” ». Il considère que le cinéma « s’est fossilisé, ossifié, hippopotamisé ».
C’est pourquoi les seules fictions qui trouvent grâce à ses yeux (Kiarostami, Monteiro, Oliveira, Gitai, Godard, Straub) gardent un pied léger mais ancré dans le réel et que ses références sont des valeurs sûres de l’histoire (Ford, Renoir, Vertov, Flaherty, Pasolini). Moralité, ne comptez pas sur Comolli pour gloser sur les dernières tendances cannoises…
De toute façon, il considère que fiction et documentaire sont dans le même bateau, et que « filmer, couper, monter (…), c’est évidemment manipuler, orienter, choisir, déterminer, bref, interpréter une réalité qui ne se présente jamais comme “innocente” ou “pure” » D’où son expression favorite : « la mise en scène du documentaire ». On trouve ainsi, au fil des pages, une série de paradoxes lumineux, d’aphorismes réjouissants qui balaient un fatras d’idées reçues. Par exemple : « Il ne faut pas attendre du cinéma, fût-il documentaire, qu’il nous dise le vrai sur le “réel” (…) Le cinéma dit le vrai sur le faux. »
Par ailleurs, pour Comolli, « il est impossible aujourd’hui de penser un cinéma qui. ne tiendrait pas compte de la place des télés dans la société et dans l’imaginaire ». Alors Comolli en tient compte, mais il reste critique. Contrairement au cinéma, la télévision ne masque rien, ne fabrique pas du hors-champ et ne bride pas le regard. Et si, organe de domination, « système de contrôle des conduites et des pensées, vitrine de la société marchande », elle finance et diffuse la majorité des documentaires de Comolli, le ciné-téléaste utilise son travail comme un cheval de Troie : « Si j’ai un projet, écrit-il, c’est bien de faire à la télévision du cinéma. De faire passer en contrebande (…) des logiques cinématographiques à la télé. »
Si le cinéma permet au spectateur de se faire un film dans son « écran mental », en « réglant imaginairement la relation de deux personnages, cousant le champ et le contrechamp », Comolli pense que « la mise en scène est ce qui manque à la télévision aujourd’hui » Pourquoi ? Parce qu’elle montre tout : « Les caméras multiples abolissent le hors-champ. Il n’y a plus à la télé que du champ : du visible. »
Forme ultime de cette dérive « panoptique » : la télé-réalité. Loft Story, des émissions comme Ca se discute ou l’effrayant Y’a que la vérité qui compte réalisent l’ambition des sociétés de contrôle décrites en 1975 par le prophétique Michel Foucault dans Surveiller et punir. « Le cinéma s’est institué, conclut Comolli, d’avoir noué un pacte sacré entre lumière et ombre. Ce pacte est rompu par la télé-réalité ». Si celle-ci ne reflète que « la réalité du pouvoir de la télé », et si les mille yeux de la télé mabusienne surveillent ceux qui la surveillent, « l’enjeu de la pratique documentaire est au contraire de ramener ce pouvoir de montrer dans les mains et sur le territoire des hommes concrets ».
Heureusement, tout n’est pas perdu : « À la prolifération des spectacles, chose étonnante, le monde échappe encore ici ou là, et de ces échappées comme de ces butées, le cinéma documentaire témoigne en première ligne. » C’est en se heurtant aux « limites du pouvoir de voir » que le cinéma permet de « démonter les constructions spectaculaires », et donc de réfuter les envolées lyriques de Guy Debord sur l’aliénation de la société du spectacle. Ce qui rend la réflexion de Comolli si séduisante, c’est cette manière d’évoluer comme un funambule sur le fil du rasoir entre documentaire et fiction, entre résistance du cinéma et (illusion de) toute-puissance de la télévision.