L’Humanité, 28 décembre 2005, par Jean-Paul Dollé

Bâtir la ville : le désir de civilisation. Anthropologie

Face à la standardisation urbaine, deux philosophes invitent à comprendre l’architecture comme un art singulier du vivre ensemble.

Trois semaines de violence dans les cités ont montré aux yeux de tous à quel point les territoires délaissés imposaient à leurs habitants, en plus des discriminations de toutes espèces, un habitat et un urbanisme dégradés, rappel constant de l’abandon et du mépris que leur infligent les pouvoirs publics. Cette tragique réalité de populations forcées d’habiter l’inhabitable interroge crûment une société et un État qui programment un espace tel qu’il devient obscène de le qualifier d’urbain, tant il est la négation absolue de toute urbanité. Dans de telles circonstances, le livre de Christian Godin et Laure Mühlethaler prend un singulier relief. Les auteurs se demandent en effet avec précision le rôle qu’a joué et que joue encore l’architecture dans la production du lieu, c’est-à-dire de l’espace véritablement habité (et pas seulement occupé, rempli), donc digne de ceux qui y logent, y travaillent, ou tout simplement y vivent. Réactualisant une thématique développée par Heidegger notamment (voir Bâtir Habiter Penser), ils délimitent le domaine propre de l’architecture comme celui de la production d’espace qualifié, valorisé, et inversement pointent la tendance lourde, à l’ère de la mondialisation, de la suspension du lien, voire de sa disparition par destruction de toute possibilité de vivre ensemble dans des agglomérations, appelées à tort mégapoles, puisque précisément elles incarnent la négation radicale de tout projet et espace de ville. Loin de toute velléité de restaurer un ancien ordre urbain, comme le tentent dérisoirement les politiques d’« embellissement » – ou plus exactement d’image, – de bien des élus des villes qui instrumentalisent l’architecture réduite au rôle de décoration, les auteurs revisitent, en lecteurs attentifs de la tradition philosophique et de l’art de bâtir, les mots et concepts clés du vocabulaire architectural et urbain. C’est ainsi qu’ils analysent et retracent l’histoire de ces espèces d’ « espaces figures » que sont le mur, le toit et la caverne. Ils interrogent les pratiques induites par le nomadisme, examinent ce qu’est le site, ce qu’implique la définition du territoire perçu et foulé comme « terre » ; c’est-à-dire séjour des mortels durant le temps de leur vie, dans la clarté du ciel, dont temples et cathédrales figurent la présence dans ce monde-ci, indiquant visiblement la place de l’invisible, nécessaire à l’ouverture et au déploiement du monde comme monde. C’est précisément au monde même que s’attaque le devenir mondial de la marchandisation, c’est-à-dire l’entreprise de privatisation du monde, caractéristique, selon Hannah Arendt, du totalitarisme. Le livre a donc le mérite de pointer ce risque majeur pour les temps qui viennent. On peut cependant regretter qu’il ne fasse pas état des travaux et des actions visant à articuler citadinité et citoyenneté.