Politis, 22 octobre 2009, par Christophe Kantcheff

« Penser la forme »

Entretien avec Jean-Louis Comolli. Propos recueillis par Christophe Kantcheff.

Commençons par une remarque sur les Cahiers du cinéma. Votre livre Cinéma contre Spectacle s’organise à partir d’une série d’articles parus en 1971 et 1972, intitulée « Technique et Idéologie ». Ce qui frappe, c’est la clarté et la force intacte de ces textes, alors que cette période de la revue, dont vous avez partagé pendant quelques années, avec Jean Narboni, la rédaction en chef, a la réputation d’être illisible et dogmatique…

Beaucoup de choses passionnantes se sont pourtant passées dans cette période-là, de 1966 jusqu’en 1972, date à laquelle les Cahiers ont effectivement basculé dans une phraséologie maoïste. Au cours de cette période, a eu lieu une tentative suivie pour penser le cinéma dans le moment historique. Pour faire de la revue non pas seulement un objet de culture cinéphilique, mais un objet de réflexion sur ce qui se passait dans le monde. Plus tard, quand Serge Toubiana a pris la direction des Cahiers, a commencé une réécriture de l’histoire des Cahiers qui a permis à Toubiana (aujourd’hui directeur général de la Cinémathèque) de refouler ce à quoi il avait participé, lui qui était présent pendant la période mao, et qui était entré aux Cahiers sur une base militante et non cinéphilique. D’où l’offensive qui a consisté à confondre toute cette période de la revue et à la déclarer incompréhensible.

On constate un continuum dans Cinéma contre Spectacle entre vos textes d’hier et ceux d’aujourd’hui. Si votre écriture a évolué, la dimension politique est la même…

Je n’ai rien renié. Nous étions d’ailleurs quelques-uns à penser que ce qui pouvait nous arriver de pire, c’était d’entrer dans le club des renégats. La dimension politique intrinsèque au cinéma reste pour moi une question capitale. Par exemple, à travers les choix techniques, qui ne sont pas neutres. C’est ce que je développais dans cette série d’articles, « Technique et idéologie ».

Dans quel sens a évolué la technique au cinéma ?

Tout ce qu’il y a d’artificiel dans le cinéma a été de plus en plus naturalisé, pour rapprocher le cinéma de l’expérience non cinématographique d’un spectateur ordinaire qui se promène dans la rue. La place du visible dans une société change. Elle est liée à des considérations historiques, mais aussi à une logique marchande, qui induit l’accumulation, la surenchère constantes des effets. Le visible, lui aussi, est devenu une marchandise.

Mais vous dites à ce propos que le cinéma est le lieu d’une tension, d’une contradiction…

Oui, le cinéma est bipolaire. Il y a le pôle du spectacle. Là, il n’y a pas de cadre. Par exemple, un feu d’artifice, ce n’est pas cadré. Le ballet de l’opéra non plus. De ce côté-là, le désir de voir est sans limites, la pulsion scopique non disciplinée. L’autre pôle est celui que, faute de mieux, j’appelle l’écriture, là où règne la contrainte. Je reprends le mot d’André Bazin : « Un cadre est un cache. » Le cadre est une contrainte. La pulsion scopique est réfrénée, contenue, enfermée par le cadre. La pulsion est ré-élaborée. Elle est soumise à censure, à toutes sortes de forces qui la contiennent. On pourrait dire que la socialisation revient à mettre des freins à tout ce qui est pulsionnel, à donner une forme au battement pulsionnel.

Le spectateur est le sujet de cette contradiction. Il est entre le désir d’en voir toujours plus, et la nécessité d’accepter qu’on ne peut voir qu’à travers un cadre donné. On peut dire la même chose pour ce qui relie l’impression de réalité et la conviction qu’on est dans l’artifice. C’est ce que j’appelle la dénégation constitutive du spectateur : « Je sais bien que je suis au cinéma, mais quand même je crois que c’est la réalité. » Ce « je sais bien mais quand même » est aussi une contradiction non résolue. Aucun des deux termes ne cède devant l’autre. La croyance du spectateur est toujours accompagnée de conscience. Dans un monde où l’on est constamment sommé de choisir, j’interprète cela comme une expérience de liberté. Au cinéma, le spectateur est dans une sorte de flottement qui libère.

Mais il semble que l’impression de réalité soit de plus en plus dominante, d’où une confusion dans certains esprits, qui peut aboutir à une exigence de censure…

Avec le son surround, la couleur, et le relief bientôt peut-être, le leurre s’est perfectionné. Et, se perfectionnant, le leurre a sans doute atténué la dénégation dont je parlais tout à l’heure. Le « je sais bien mais quand même » n’est plus tout à fait le même que lors des premières projections des frères Lumière. Celles-ci ont eu certes un effet saisissant de réel. Pourtant l’image était dans un noir et blanc peu réaliste, il n’y avait pas de son, etc. En fait, l’impression de réalité du cinéma, pendant les premières années de son existence, a été le fruit d’une forte construction dans l’esprit du spectateur.

Aujourd’hui, le « je sais bien » s’est atténué, et le « mais quand même » s’est atrophié…

Exactement. Il n’y a plus d’équilibre. Du coup, le sentiment de clivage qui constitue la place du spectateur est moins intense, et probablement la conscience qu’on peut avoir de cette dimension leurrante s’affaiblit elle aussi. Par conséquent, on croit plus naïvement à ce qu’on voit. Cela dit, dans mon livre précédent (1), je notais qu’il y aurait une histoire du spectateur à faire. Le spectateur est un être historique. Il est probable que le fait de moins montrer donnait dans le passé plus de plaisir au peuple spectateur que ce n’est le cas aujourd’hui. Ce n’est pas par hasard. Il y a là un effet de la massification du spectacle, et, au fond, de la mise en forme du spectateur par le spectacle. Nous sommes capturés par les formes, qui nous organisent plus que nous le pensons.

Quelles formes imposent le spectacle ?

Le rythme des films est accéléré. Il y a davantage d’images, ou plus exactement de plans, dans un film aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a dix ou trente ans. Le spectateur est soumis à un bombardement de stimuli visuels, c’est-à-dire de plans qui changent toutes les 3 ou 4 secondes, comme on le voit dans beaucoup de films, y compris à la télévision – la série Apocalypse en étant l’un des derniers exemples à succès. Quel est le but de cette accélération ? Au cinéma, il y a en réalité deux projections : celle qui part de l’écran vers la salle, et celle qui part du spectateur vers l’écran. Il y a deux écrans, l’écran matériel de la salle et l’écran mental du spectateur. Le cinéma, c’est la relation des deux. Relation en partie obligée, déterminée par le film, mais en partie aussi aléatoire, le spectateur voyant ce qu’il veut. La séance de cinéma est une expérience subjective. Or, l’expérience subjective n’est pas rentable. Elle est hors marché. Elle doit donc être remise dans le circuit marchand. Et la meilleure manière d’accomplir cela, c’est d’interdire cette projection du spectateur vers le film en accélérant le rythme des montages, en diminuant la durée des plans, puisque cette intériorisation du film demande du temps, du temps d’approche et de pénétration, la mise en route de la subjectivité n’étant pas instantanée.

À l’inverse, on constate dans certains films un académisme du plan-séquence, du plan qui dure, sans autre nécessité que de le faire durer…

Ce serait stupide en effet de faire de la durée une loi ou un principe. La nécessité de la durée est évidemment liée à ce qui se joue dans la scène et dans le plan. Cela dit, cette question est aussi historique, et aujourd’hui où l’accélération est la forme dominante, il devient politique de jouer la carte opposée et de tenter de résister à cet émiettement du monde en pratiquant un cinéma où la durée retrouve du sens et du poids.

Dans la lutte contre le contrôle du spectateur par le marché, la critique a un rôle à jouer. La critique que vous préconisez, et que vous avez toujours exercée, s’attache davantage aux formes qu’aux contenus ou aux discours…

Prendre conscience que le sens est avant tout lié à la forme est un enjeu majeur. Les formes conforment notre esprit et notre sensibilité. Or, la critique de gauche traditionnelle a refusé de penser la forme, ou alors elle l’a pensée de manière faible, comme quelque chose qui agrémente un sujet, pas plus. Je vois dans cette difficulté à penser les formes comme portant du sens – et donc, si elles portent du sens, elles sont politiques – une faiblesse constitutive de la pensée de gauche, et un certain conformisme. Il suffit que le film dise la bonne parole pour qu’on ne s’intéresse absolument plus ni à la forme de la parole ni à la forme du film. Les sujets les plus divers, bons ou mauvais, de droite ou de gauche, progressistes ou pas, sont trop souvent traités de la même manière. Ce qui, logiquement, signifie que le sujet n’a aucune importance et que c’est la forme, cette forme unique, qui compte. Sinon, il y aurait une diversité, une pluralité des formes. Une révolution mentale est nécessaire et urgente afin de prendre conscience que la domination du marché s’exerce par le contrôle des formes

 

(1) Voir et Pouvoir, Verdier 2004.