Vient de paraître, décembre 2005, par Jean-Pierre Le Dantec

L’architecture est l’art d’édifier des lieux. Étant entendu que le verbe édifier doit être entendu en écho au fameux traité de Léon-Battista Alberti, De Re Aedificatoria, re-traduit récemment en français sous le titre De l’édification ; et que le mot lieu, lui, renvoie, soit à la phénoménologie de l’« habiter » exposée par Heidegger dans Bâtir, habiter, penser, soit à la définition anthropologique qu’en a proposée Marc Augé dans Non-lieux. Venant de la philosophie, les deux auteurs de ce livre passionnant (et passionné) n’évoquent Augé que dans leur bibliographie et, posant que « le lieu est un espace inscrit, qualifié, valorisé », s’interrogent sur le tour pris par la volonté d’« édifier » dans le monde contemporain. Sans se faire d’illusions sur la possibilité d’un retour au passé (la ville – par différence avec l’urbain généralisé actuel – comme lieu propre de l’édifier) et sans se livrer à une critique moralisatrice des théories actuellement en vogue qui prônent (en particulier) la dématérialisation de l’architecture et une version nouvelle du « désurbanisme » rêvé par les futuristes soviétiques, ils mettent en évidence la radicalité dévastatrice du modernisme en général, et du modernisme urbain et architectural en particulier. Ayant abandonné le parti de Dédale – figure fondatrice de l’architecture dans la tradition occidentale – pour celui de son fils Icare, le modernisme a pour projet de s’affranchir du lieu – vertige qui a pour issue la chute, c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, la destruction de la possibilité même d’habiter la Terre. Constat tragique, servi par une culture architecturale rare chez les non-spécialistes, quoique trop unilatéral. On peut en effet s’interroger sur l’absence de référence à certains architectes majeurs (je pense à Aalto, à Louis Kahn et à quantité d’excellents architectes contemporains qui occupent moins le devant de la scène médiatique que Koolhaas ou Toyo Ito mais qui comptent à mes yeux tout autant) dont le travail est ou a été totalement orienté par une pensée du lieu, de l’habiter et de l’édification, ainsi qu’à quelques ouvrages récents de critique et de théorie architecturale ayant abordé de front ces questions (je songe à ceux de Perez-Gomez, de Chris Younès, de Jean-Paul Dollé et de plusieurs autres, dont votre serviteur).