Le Monde des livres, janvier 2012, par Donatien Grau

La littérature au pied du mur

Il existe des rencontres étonnantes. Rien de commun, a priori, entre Camille de Toledo, auteur de 35 ans à l’écriture cosmopolite et tourmentée, Richard Millet, 58 ans, romancier, essayiste et éditeur admiré des uns, haï des autres, chantre de la terre limousine, en qui l’on a pu voir le maître de la réaction en littérature, et, enfin, Gérard Genette, critique éminent, élève de Barthes, dont les livres font partie des textes les plus importants de l’époque structuraliste, et qui, à 81 ans, livre le troisième volume de son glossaire autobiographique. Pourtant, Camille de Toledo avec L’Inquiétude d’être au monde, Richard Millet, dans La Voix et l’Ombre, et Gérard Genette, par son Apostille, posent un seul et même problème : celui de la relation de l’écrivain avec le monde, à l’époque où l’idée même de littérature paraît remise en cause par la société du spectacle.

La question fondamentale réside bien dans la communication. En effet, la littérature repose sur un dialogue entre un auteur et un lecteur. Or, ce dialogue semble désormais menacé : par l’emprisonnement du lecteur dans la passion du divertissement, d’un côté, par l’enfermement de l’écrivain dans la citadelle de son intériorité, de l’autre.

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Assurément, Camille de Toledo ne choisit pas la voie du silence ou du refus, comme ses deux aînés. Mais lui aussi témoigne d’une profonde inquiétude face au monde dans lequel il vit : créatures issues d’un autre âge, les écrivains ne semblent guère aptes à adhérer à un présent dont ils doivent être les interprètes. Toledo stigmatise ainsi la venue des «  hommes-machine » et, faisant un lien entre le massacre d’Utoya, en Norvège, en 2011, et celui de Columbine, aux États-Unis, en 1999, il voit « les gamins s’emparer du joystick de la simulation », dans une dérision brutale de cette capacité d’invention qui porte, en littérature, le nom de fiction. Face à cette brutalité nourrie de technologie, la littérature, et les écrivains qui la font naître, apparaissent hors de saison.

Le rapport au monde est donc, chez tous ces auteurs, également mis en difficulté, et donne lieu dans les trois cas à une forme de refus : refus des autres chez Richard Millet, refus de la littérature contemporaine pour Gérard Genette, refus d’une évolution technologique de la société dans le cas de Toledo. Or, si l’on songe que la mission historique de l’écrivain, telle qu’elle a été conçue à l’époque romantique, au début du 19e siècle, est celle d’un « mage » qui dit la réalité du monde avec plus de pertinence même que le prêtre, il est aisé de constater que nous vivons aujourd’hui un moment critique. Comment rendre compte du monde quand on paraît s’y opposer ?

Face à cette crise, les trois auteurs auraient pu faire le choix de démissionner. Leurs ouvrages, si différents dans leur facture, leur longueur, leur construction et leurs présupposés, sont pourtant là pour proposer une réponse au fond similaire. Car tous trois ouvrent de nouveau le chemin d’une littérature de la voix, source modulée d’un rapport renouvelé au monde, et touchant de près au lyrisme.

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De la musique au chant, le pas est aisé à franchir. Et de manière inattendue, au vu du profond clivage idéologique entre leurs œuvres, Toledo en vient lui aussi à la musique, à laquelle Richard Millet fait si souvent allusion. Il définit le genre même de son texte comme un chant, et y intègre des vers en même temps que des passages en prose. Il convient de rappeler, à ce titre, qu’il a lui-même originellement lu le texte en public : par conséquent, il s’agit d’une oralisation, par la voix d’un auteur, de sa propre parole. Ce contexte fait partie intégrante d’un texte essentiellement vocal. Bien sûr, cette voix est polyglotte, puisque l’auteur défend un placement « entre les langues ». À la langue française défendue jusqu’au dernier mot par Millet, Toledo oppose des phrases qui intègrent aussi, volontairement, des mots d’anglais, a priori bannis d’un ouvrage en français – manifestant l’inscription de l’écrivain dans l’espace mouvant du monde, celui qu’il qualifie lui-même d’« entre les langues ».

Derrière les deux textes, un modèle se profile : c’est celui de la poésie. Camille de Toledo et Richard Millet, deux écrivains qui ont essentiellement publié des œuvres de prose, essais, fictions, formes mixtes, s’essaient à une forme poétique. Pour L’Inquiétude d’être au monde, c’est évident, et visible dans le texte même. […] Or, la forme poétique est, entre toutes, celle par laquelle la subjectivité de l’auteur rejoint celle d’un public, lecteur, déclamateur, auditeur.

Trois auteurs, aussi différents que Gérard Genette, Richard Millet, Camille de Toledo, revenant à ce que Barthes appelait le « grain d’une voix », semblent avoir trouvé un chemin pour préserver encore, pendant quelque temps, la splendide fragilité de notre commune patrie, la littérature.