Mag dimanche, avril 2012, par Daniel Martin

Grandir à la charnière des siècles

Entretien avec Camille de Toledo. Propos recueillis par Daniel Martin.

En quelques années, une dizaine de livres, de multiples activités, autant de rencontres et un site Internet, Camille de Toledo s’est imposé comme un observateur du temps présent. Il fustige les replis identitaires de l’Europe ; il dit son espoir ou L’Inquiétude d’être au monde, titre de ce nouvel essai qu’il lit à haute voix, partout en France.

Identité

Un curieux bonhomme, en somme, qui croit encore à la nécessité de «  donner à lire et à penser », mais qu’il est difficile de cerner : écrivain, photographe, librettiste d’opéra, il est né à Lyon en 1976, a grandi aux États-Unis, vit à Berlin, réside à Paris, Barcelone… Et, pour compliquer encore, il s’est inventé un nom.

« J’ai pris le patronyme de ma grand-mère, descendante des juifs d’Espagne, et le prénom de mon arrière-grand-père, un banquier dont j’ai appris, beaucoup plus tard, qu’il s’était suicidé, en 1942.

Mais moi qui voulais rompre ainsi, je m’inscrivais en fait dans une continuité. Ma grand-mère me relie à mon ascendance lointaine. Celle que les miens ont fini par revendiquer, comme tous les juifs qui, après-guerre, ont d’abord souhaité se fondre dans la masse et franciser leur nom. Quant au prénom, il m’habituait à vivre avec un fantôme, un oublié de la famille. Sentiment encore renforcé par la disparition récente, rapide, de trois êtres chers, mon frère, ma mère et mon père. Ce fut un tournant, pour moi ».

Pourquoi ?

J’ai vécu ces disparitions comme une initiation à la mort, ce savoir perdu de nos sociétés qui lui préfèrent tous ces systèmes de précaution, prévision, protection.

Pour en revenir à votre identité ?

Je dirais que je suis judéo-espagnol, avec une forte nostalgie pour la Mitteleuropa de Zweig et une bonne imprégnation américaine. J’ai grandi aux États-Unis. Mes parents étaient fascinés par cette modernité, Kennedy, Luther King…

Vous dites avoir grandi en un temps particulier.

À la charnière des siècles. Entre 1989 et 2001, la fin du 20e et le début du 21e. Ce temps bercé par la parole de Fukuyama, théoricien de la fin de l’Histoire et du libéralisme triomphant !

1989 et 2001, que représentent ces deux dates pour vous ?

La chute du Mur, c’est le dénouement pour la génération de mes parents. La fin d’un temps d’idéologies et de barbarie. Le 11-septembre marque l’entrée dans la fiction. Tout n’est plus qu’image. Ce qui donne à penser que l’on n’a plus aucune prise sur le destin, la politique, l’Histoire.

L’Europe ?

L’échange devrait en être le principe de base. Pensez à ce que dit Umberto Eco dans une phrase, tout à la fois paradoxale et magnifique, « La langue commune de l’Europe est la traduction ». Hélas ! faute d’avoir su valoriser sa culture, l’Europe reste incertaine, soumise à de multiples influences. Pour s’en protéger, elle se replie, revient à ses vieux démons identitaires. Tiraillée qu’elle est entre deux modèles extrêmes – disons le nationalisme à la Breivik et l’islamisme façon Mehra – elle se rassure comme elle peut en maintenant une forme bégayante de démocratie. À cette illusion, à l’idée de fin, je préfère celle de métamorphose, d’invention. J’aimerais que les jeunes européens, les seuls à pouvoir accepter l’ailleurs et la mixité, inventent cet avenir.

D’où votre idée d’unir les écrivains ?

En 2008, j’ai créé une Société européenne des auteurs conçue comme un réseau où il sera possible de déposer et archiver des textes, de les mettre à disposition des éditeurs, des traducteurs. De faciliter la circulation des œuvres, des idées et, de fait, l’ouverture à l’autre, l’étranger ou le voisin.

Ce qui une fois de plus vous ramène à votre nom.

C’est vrai. Tolède, avant l’Inquisition, vivait dans cet « entre les langues » des peuples et des cultures musulmanes, juives et chrétiennes.