Le Monde des livres, 15 mars 2013, par Jean-Louis Jeannelle
Libre comme l’art
L’essayiste travaille depuis quarante ans sur le style et la singularité des œuvres montre dans son nouveau livre, La Vie esthétique, de quelle manière celles-ci entrent en résonance avec nos existences.
Un appareil photographique en bois vernis, sans objectif ni viseur… Dans cette petite boîte, percée d’un trou d’épingle et fonctionnant comme une chambre noire, la lumière projetée d’un objet ou d’une scène vient impressionner, durant quelques secondes ou plusieurs heures, un support sensible placé à l’intérieur. À l’heure du numérique, tant de simplicité déconcerte : on nomme « sténopé » à la fois l’appareil et le cliché obtenu. Laurent Jenny parle, quant à lui, d’un « retour à une sorte de paléo-photographie » dans son magnifique essai, La Vie esthétique. Y figure en particulier la très belle image d’une cascade au parc de Bagatelle prise avec cette petite boîte : l’eau, « devenue laiteuse avec le temps d’exposition », semble ici couler depuis le fond des âges, suscitant un « profond sentiment du temps, une aura mystérieuse et inverse de celle dont Walter Benjamin déplore la perte : une aura d’ancienneté ».
« Avez-vous remarqué que les gens utilisent leur téléphone portable non pas pour photographier et archiver, mais pour regarder aussitôt ce qu’ils viennent de prendre ? Ils veulent en quelque sorte voir “cadré”, se voir eux-mêmes ou ce qu’ils observent dans un cadre, comme pour le confirmer et se l’approprier. » Le sténopé que m’a apporté Laurent Jenny fonctionne de manière exactement inverse : « Faute de viseur, vous devez cadrer mentalement, puis calculer le temps d’exposition en comptant sur l’intuition, l’expérience et… la chance. Autrement dit, vous devez déclencher “à l’aveugle”. La formule est étrange, puisque votre œil n’est précisément plus gêné, aucun viseur ne l’obstrue. Mais notre regard a ses propres lentilles : celles des tableaux, des photographies ou des fils nous avons gardés en mémoire. » Là où les contempteurs du monde tel qu’il va trouveraient certainement matière à dénoncer les prothèses optiques qui filtrent notre vision, Laurent Jenny préfère célébrer le triomphe de l’art. Reconnaître chez quelqu’un le visage d’un acteur, éprouver la sensation de vivre un « moment poétique », ou aimer le « scénario énergétique » qu’une musique imprime à notre quotidien… : à chaque fois, il s’agit de suivre le passage de l’art dans notre vie mentale et d’en célébrer les ressources cognitives et sensorielles.
Nulle théorie systématique n’en est déduite. Méfiant à l’égard des régularités sociales que s’efforce d’établir la sociologie tout autant que des lois esthétiques prétendument universelles, Laurent Jenny se veut fidèle à une conception du style comme événement unique, imprévisible. C’est qu’avant de réintroduire cette notion de style (honnie par la génération structuraliste dans les années 1960-1970) au cœur de la théorie contemporaine, il lui a fallu trouver sa propre voie, loin des lieux de pouvoir parisiens.
À ses débuts, Laurent Jenny a hésité : littérature ou théorie ? Après avoir publié deux romans au Seuil (Off, le second, est consacré à l’après-Mai 68, que l’auteur avait vécu dans le chaudron nanterrois), puis un article dans la revue Poétique, saint des saints de la critique littéraire en France, Laurent Jenny s’est réfugié à Vincennes durant quelques années, a fait un détour américain par Berkeley et Columbia, et a enfin trouvé à l’université de Genève, en 1981, le lieu où il accomplira l’ensemble de sa carrière. Chez deux de ses plus illustres représentants, Jean Rousset et Jean Starobinski, il venait enfin de rencontrer cet équilibre entre exigence théorique et respect de la singularité des textes qui faisait, à ses yeux, défaut aux théories triomphantes en France.
Depuis, il n’a cessé de dénoncer la tentation rhétorique de tout réduire à une liste codifiée de figures, que l’on pourrait se contenter de classer. Dans La Parole singulière (Belin, 1990), il nomme « figural » cette capacité qu’a la littérature de faire événement, autrement dit de forcer les structures de la langue en inventant des manières inattendues de parler – que celles-ci deviennent à leur tour une norme ou qu’elles restent au contraire tolérées comme une simple licence, dont les générations ultérieures redécouvriront peut-être les effets de sens latents.
Plus encore, l’un des premiers, Laurent Jenny a étendu la notion de style bien au-delà du seul domaine artistique : il n’est, en effet, de style en littérature ou en art que sur fond de « pratiques vitales » par lesquelles chacun d’entre nous vise à l’individuation. L’individuel ici n’est pas à confondre avec la distinction au sens sociologique du terme, c’est-à-dire avec l’effort pour prendre position dans le champ social par un jeu complexe de connivences ou de rejets ; pas plus qu’il ne faut y voir une valorisation naïve de la subjectivité comme refuge du sujet moderne. Tout se joue plutôt dans les multiples gestes par lesquels chacun de nous ressaisit son individualité, se donne un « style d’être ».
Cette confiance faite aux formes a conduit Laurent Jenny à développer une histoire de l’idée de littérature qui ne s’en tienne ni à la biographie des grands auteurs ni aux découpages génériques des manuels, mais fasse au contraire le pari qu’il existe une « vie de la Lettre ». La Fin de l’intériorité(PUF, 2002) et Je suis la révolution (Belin, 2008) explorent ainsi une série de métaphores communes aux avant-gardes littéraires et révèlent que ces dernières débordent souvent ce que les écrivains croient annoncer dans leurs préfaces ou leurs manifestes. Le propre de la littérature est bien, en effet, de continuellement excéder l’intention même de l’auteur.
Laurent Jenny ne fait-il toutefois pas la part trop belle aux traces de la littérature ou des arts dans nos vies ? N’y a-t-il pas là une manière de nier une réalité sociale souvent beaucoup moins plaisante ? On pourrait sans aucun doute reprocher à La Vie esthétique un certain angélisme si Sarthe n’y occupait une place aussi centrale et n’y dénonçait chez l’esthète l’illusion que le monde s’offre à ses regards. Pour Sarthe, le touriste incarne la version contemporaine et dégradée d’une telle illusion : soucieux d’éliminer les vivants de son champ de vision, où ne subsistent que les beautés promises par les guides, le touriste prétend tout voir, même ce qui n’est pas là (son imagination peuple les monuments de leurs morts illustres), et croit échapper au regard d’autrui alors même qu’il pollue le quotidien des autochtones. L’art ne suspend pas le cours du temps ; il ne rachète rien de ce que nous subissons ou de ce que nous infligeons. Son domaine d’action est ailleurs.
Et d’abord dans ce que Laurent Jenny nomme sa « seconde vie », à savoir l’effet de résonance des œuvres dans nos existences. Paul Valéry, dont on a souvent fait le champion d’une conception pure de la littérature, rappelait qu’il existe une « sorte de liaison harmonique et réciproque » entre certains lieux, certaines sensations ou certaines idées et les moyens d’expression à notre disposition. Cela n’implique pas que chacun puisse s’improviser artiste. Si nous sommes sensibles à ces effets de résonance et pouvons « mener une “vie poétique” sans avoir jamais écrit un seul mot », c’est bien grâce aux poèmes que nous avons lus, par goût personnel, obligation scolaire ou habitude de fredonner des chansons.
Formules dont nous avons conservé le patron syntaxique, mouvements de caméra qui hantent notre mémoire visuelle, musiques qui éveillent en nous la joie, la mélancolie ou la peur… « Il ne faut pas mépriser cette force esthétique dans notre quotidien, mais au contraire essayer de l’infléchir, parce qu’elle intensifie nos expériences : elle est ce qui stimule en nous une vie attentive. » L’art est ainsi ce qui donne forme à notre sensibilité.
Joyeux débordements
Baudelaire, Proust, Sarthe et Michaux sont quelques-uns des auteurs dont Laurent Jenny suit les intuitions afin de déceler les traces d’art dans la vie ordinaire. Une œuvre, en effet, « rend possibles un certain nombre de sensations, de pensées et d’émotions, mais ne les contient pas » : celles-ci la débordent sans cesse pour peupler notre monde, souvent sans que nous y prêtions attention.
Une telle valorisation de la « vie esthétique » n’est pas sans danger. On sait qu’elle est l’une des caractéristiques de l’esthète, jouissant paresseusement de projeter dans son univers quotidien les œuvres qu’il admire, mais incapable de créer à son tour. Prenant néanmoins la défense de Swann, que le narrateur d’À la recherche du temps perdu accusait de n’être qu’un « célibataire de l’art », Laurent Jenny invite à sortir des salles de concert ou des musées pour se rendre plus attentif aux moments où l’art réapparaît, libre de toute expertise, dans les circonstances les plus inattendues.
Toutes sortes de souvenirs personnels l’illustrent : un voyage en autocar pour Florence fait soudain émerger le souvenir d’un film de Buñuel, mêlé à celui du Cortège des mages, de Gozzoli, vu dans une petite chapelle du palais Medici-Riccardi. Le raga pilu d’un musicien indien entendu durant une crise de fièvre procure la sensation d’habiter la musique, comme si la fièvre, « merveilleux instrument d’écoute », conférait une résonance énergétique à la mélodie et que celle-ci, en retour, donnait forme à l’état de dispersion fébrile provoqué par la maladie. Que la modestie de ces exemples ne trompe pas : chez Laurent Jenny, nous ne nous contentons pas de recevoir passivement l’art ; celui-ci est avant tout expériences plurielles, souvent même vécues à notre insu.