A +, par Thierry Decuypère
La dislocation est traditionnellement comprise comme la disparition du lien privilégié qui unissait le dessin de l’architecte avec le sens, le vrai et le beau. Cette conscience angoissée de devoir guider seul son trait sans le support d’une référence « unifiante » donne lieu, dans sa manifestation architecturale contemporaine, à diverses impasses regroupées sous le terme générique de post-modernité. Son expression la plus connue est la tentative de recollement nostalgique par placage de signes, ce traitement de surface étant censé combler le fossé qu’aurait généré le modernisme abstrait avec l’histoire. À l’opposé, l’apologie très en vogue de la perte de sens et la fascination pour l’informe s’est aujourd’hui mué en un pragmatisme stratégique, ironique et désabusé. Plus communément, la post-modernité s’exprime comme le refuge dans un bon goût dont la seule légitimité est obtenue par répétition médiatique.
Pour Benoît Goetz, la dislocation n’est pas une perte mais la condition même de l’architecture. L’architecture est apparue quand l’homme a dû organiser l’espace pour créer un dedans et un dehors lui permettant d’exister. Le seul lieu exempt d’architecture est le paradis, lieu unique où tout est équivalent à un autre. Sur terre, l’espace contient en soi la dislocation. Il est à partager et l’architecture est le moyen de cette répartition. L’architecture précise l’espace et par ce biais génère l’espacement et la vie. « Car on ne pense jamais nulle part et certaines pensées ont besoin pour naître d’un espace qui leur convient. »
Mais si l’architecte a toujours été implicitement conscient d’être aux sources des conditions de l’existence, le sens des expériences qu’il proposait lui était dicté par des ordres établis. Ce que la modernité a révélé à travers son travail critique, c’est la capacité de l’homme de poser ses propres conditions à l’espace. L’espace devient modifiable. « L’édifice est une courbe de l’espace. » La modernité place l’architecte seul face à cette responsabilité. Ce poids et cette solitude expliquent sans doute les tentatives de réductions actuelles de la pratique à une représentation, une technologie ou un outil d’homogénéisation social. Aujourd’hui, ces leurres manifestent surtout un outil de l’espace.
Ce livre ambitionne de repositionner l’architecture comme une physique de l’espace. Parce que l’existence et la pensée ont besoin de l’espace, non seulement pour se poser mais surtout pour s’étonner, s’émouvoir, se relancer. Le sens que Benoît Goetz appelle à travers l’architecture n’a rien à voir avec une signification ou un rapport au vrai. Il s’agit du sens, de la consistance, de la saveur que peut faire advenir l’architecture en créant des espaces sensibles, en mettant en jeu nos existences. Goetz s’oppose aussi à cette pensée commune qui ferait de l’architecture une pratique d’exception et de « l’habiter » une question d’habitude, « car si l’architecte n’a pas pour mission de donner à penser à ses maîtres d’ouvrages, il doit leur donner un espace pour penser dans de meilleures conditions ce qu’ils veulent, comme ils veulent. Créer un espace libéré par l’architecture. Une architecture pour exister ».