Archives de philosophie, cahier 2013/3, tome 76, automne 2011, par Jacob Schmutz
L’œuvre d’Alain Boureau erre entre les genres et les disciplines : de l’histoire à la philosophie, elle a pris ces dernières années une forme de plus en plus littéraire, depuis sa trilogie sur la Raison scolastique (2006) : un livre à chaque rentrée, de moins en moins de notes, et des sujets qui séduisent les sensibilités postmodernes actuelles et les jeunes chercheurs : aux thèmes centraux du canon néoscolastique (Dieu, la substance et ses accidents, la supposition des termes…), il a substitué l’investigation des marges de l’humanité (le diable, la virginité, les reliques qui saignent…) avec l’idée qu’elles révèlent le cœur d’un système. Ce faisant, il nous rappelle avec raison que la scolastique parle justement de tout : « le scolastique », affirme-t-il, « c’est l’être qui veut tout connaître, tout comprendre, tout expliquer, tout dire » (p. 73) – et donc pas seulement comment la substance inhère à l’accident, mais aussi pourquoi une mère se souvient de la marque des couches de son fils (p. 10). Par « scolastique », le lexicographe Furetière (1619-1688) entendait classiquement « la partie de la théologie qui discute les questions de théologie par le secours de la raison et des arguments », pour immédiatement décrier, en bon homme éclairé, sa frivolité, son inutilité et son caractère « vétilleux et pointilleux ». Contre ces attaques rituelles, Boureau propose une longue apologie de ses promesses d’intelligibilité du monde, à l’instar des moines éclairés du XVIIIe siècle contre Voltaire. Mais c’est en proposant une nouvelle définition qu’il surprend : « par scolastique, je désigne les archives anciennes (1150-1350) d’une activité commune et singulière d’explication du monde à partir des structures familiales » (p. 10). Décomposons-la. Son premier élément est temporel, et contestable, même si l’auteur le sait et s’en défend. Cet élément participe en réalité à l’une des plus profondes révolutions que notre périodisation classique du passé occidental ait connue : au lieu de considérer le Moyen Âge comme une période centrale de l’Occident, il vaut mieux le considérer comme une césure entre ce qui se passe avant 1150 et ce qui continuera jusqu’à la modernité – ce qui fait par exemple apparaître Guillaume d’Auvergne comme un ancêtre des physiocrates (p. 63). le deuxième élément de la définition est textuel : par le terme foucaldien d’archives, Boureau évoque son amour personnel du manuscrit, dont il est un éditeur infatigable (Pierre de Jean Olivi, Richard de Mediavilla) et dont l’étude est nécessaire pour faire émerger des auteurs nouveaux. Son troisième élément est sociologique : en parlant d’une activité « commune », il rappelle à juste titre la dimension collective des exercices universitaires médiévaux et l’intertextualité pratiquée par les auteurs, avant de statuer sur une « clôture individualiste » (p. 70) des œuvres scolastiques de la fin du Moyen Âge. le quatrième et dernier élément de la définition est le plus surprenant : les « structures familiales ». On peut le comprendre comme un jugement fort sur ce qui fait le propre de la culture chrétienne, dont la mythologie fondatrice est bien celle d’une famille nucléaire étonnamment contemporaine : un Dieu le père, une mère vierge, un fils incarné, et des schèmes généalogiques dominant son histoire. Mais au cours de la lecture, on voit que le vécu familial devient une clé de lecture universelle pour tout ce petit livre : non seulement pour ses héros, mais aussi pour l’A. lui-même. Alain Boureau ose par exemple y coucher le prince de la scolastique sur le divan, en expliquant le sens d’un passage de In IV Sent., dist. 38 à partir du désir de Thomas d’Aquin de renier sa mère et d’aspirer au statut de bâtard (p. 51) – les spécialistes de la biographie de l’Aquinate en jugeront mieux que nous. l’exégèse devient encore plus freudienne lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi les moniales vierges s’adonnent au rite des cierges (p. 48). les expériences de pensée – dont le statut a suscité récemment un certain nombre d’études intéressantes (voir Thought Experiments in Methodological and Historical Contexts, éd. K. Ierodiakonou & S. Roux, Brill, 2011) – sont donc toujours à prendre au sens littéral selon l’A. : on découvre ainsi un Siger de Brabant halluciné (p. 19), un Bonaventure dyslexique (p. 15), un Richard de Mediavilla émoustillé (p. 31) et, naturellement, un Alain Boureau dont l’appareil sensoriel ne se remet pas d’une funeste chute d’escalier (p. 24). le moi-sujet ne serait donc pas une construction historique, mais une sorte d’invariant anthropologique qui s’exprime à la première personne – ce qui conduit l’A. à polémiquer (hélas anonymement et trop rapidement) avec Jean-Luc Marion et Vincent Carraud sur l’« absurdité » d’une prétendue naissance seulement moderne du sujet (p. 31). On saisit alors ce qu’est vraiment cet essai : il s’agit en réalité d’un pur exercice d’ego-histoire, pour reprendre la formule de Pierre Nora ; l’histoire d’un historien remarquable du Moyen Âge, appliqué cette fois-ci à lui-même et non plus à autrui, comme il l’avait fait avec tant de talent dans son petit essai sur Kantorowicz (Histoires d’un historien. Kantorowicz, Gallimard, 1990), l’un de ses plus beaux livres. le contexte de l’ouvrage est effectivement familial : il est dédié à son fils, il y est (beaucoup) question de sa mère, les scolastiques sont ses « frères » (p. 83) – le père est quant à lui tristement absent, comme l’est la question de Dieu. Qui s’intéressera alors à un tel exercice d’autoanalyse ? Avant tout, il sera lu avec tendresse par tous ceux qui connaissent déjà Alain Boureau ou qui ont suivi ses séminaires. les autres hésiteront sans doute, car l’ouvrage manque considérablement de structure, passe sans trop crier gare d’un sujet à l’autre, et comprend aussi un nombre considérable de trivialités sur l’argumentation scolastique, sur la structure des universités médiévales, sur les mécanismes de la censure, bien mieux expliqués ailleurs. Ceux qui s’y aventurent retrouveront toutefois les intuitions parfois lumineuses qui caractérisent l’enseignement d’Alain Boureau : comment se perpétue le système médiéval des prébendes (on y reconnaîtra des collègues) ; une superbe explication des accidents eucharistiques (p. 59) permettant de comprendre la récente crise bancaire chypriote (printemps 2013) ; ou encore tout simplement une méditation sur l’idéal universitaire et ses responsabilités sociales envers les pauvres.