La Liberté, 14 septembre 2013, par Thibaud Martinetti

La vie des formes poétiques

Le dernier essai de Laurent Jenny, Professeur de littérature française et d’esthétique l’Université de Genève, constitue une approche originale de notre rapport à l’art. Une étude dont l’objet n’est pas d’analyser notre manière d’appréhender les formes artistiques, mais plutôt d’examiner « des traces de ces œuvres qui habitent notre vie mentale et qui affectent notre vision, notre perception et notre intelligibilité du monde ». Après un bref retour sur les tentatives opposées d’exclusion et de fusion de l’art avec le « monde réel » (l’expérience esthétique doit-elle participer de notre vécu quotidien ou appartient-elle uniquement au monde des musées ?), Laurent Jenny constate ensuite le rapport paradoxal entre une « esthétisation générale du monde » et l’absence de théorie pouvant restituer ta complexité du vécu esthétique quotidien : « Il me semble en effet que les descriptions de l’expérience esthétique proposées par les théoriciens, sont à la fois exagérément abstraites, pauvres et éloignées de nos usages réels de l’art dans la vie. » Un vide que l’essayiste entend bien combler « Il est donc peut-être temps de reconsidérer les rapports entre « art » et « vie » non plus en termes d’opposition bloquée, niais en termes d’échanges, d’interpénétration et de circulation. »

Laurent Jenny s’intéresse aux « moments poétiques », ces instants où le flux des émotions et des images s’harmonisent en une stase, manifestant une « totalité transparente » que l’on. retrouve sous différentes formes dans les textes de Paul Valéry, de Balzac ou encore de Baudelaire. Ailleurs, l’auteur se met lui-même en scène dans un court récit autobiographique : ayant contracté une bronchite, il réussit à percevoir grâce à l’écoute répétée d’un raga (pièce mélodique indienne) dont les fluctuations accompagnent les poussées de fièvre, un « mouvement d’intelligibilité musicale à la fois harmonieux et destructeur » faisant écho à « certains dessins d’Henri Michaux, exécutés postérieurement à ses expériences hallucinogènes. et cherchant à en reproduire la vibration kinésique ». Ce « moment poétique » où Laurent Jenny a littéralement « habité » la musique dans une expérience « cathartique », se retrouve cristallisé par les mots qui permettent alors le dévoilement d’un instant unique, la révélation d’un vécu esthétique.

Traitant encore du cas de la peinture (mais aussi du cinéma), Laurent Jenny évalue la théorie de L’Œil et l’Esprit de Merleau-Ponty à la lumière d’un récit nocturne de Jean Paulhan présent dans La Peinture cubiste. Selon le philosophe français, le regard porté sur un tableau devient « l’incorporation » d’une vision de l’autre, celle du peintre ayant décelé un pli du visible qui nous était jusque-là inconnu. Afin de traverser son atelier en pleine nuit sans réveiller sa femme, Paulhan éclaire un seul instant le chemin à parcourir et pénètre dans une œuvre cubiste : « D’abord en ceci que sa traversée nocturne lui restitue l’un de ces espaces impossibles dont Braque et Picasso sont coutumiers parce qu’ils assemblent du conçu et du perçu, parce qu’ils représentent le dessous du guéridon que nous ne voyons pas dans la réalité mais dont nous savons qu’il existe, l’autre face des choses par laquelle mentalement nous les complétons. » Ainsi, la peinture cubiste intériorisée par Paulhan lui permet de « s’orienter [en aveugle mais clairvoyant] dans le monde ».

Regorgeant d’analyses pointues faisant référence à de nombreux autres écrivains et théoriciens allant de Stendhal à Deleuze, le livre de Laurent Jenny constitue un travail critique passionnant doublé d’une dimension romanesque où l’expérience esthétique des grands maîtres rencontres celle plus personnelle de l’auteur, où s’enrichissent mutuellement pratiques et réflexions sur « l’art dans la vie ». Laurent Jenny nous invite, à sa suite, à cultiver l’esthète qui est en nous, à être plus attentif à ces moments où la vision d’une forme nouvelle appelle une expérience poétique passée, à ces stases et flux de l’imaginaire qui actualisent sans cesse nos vies esthétiques.