L’Architecture d’aujourd’hui, par Françoise Harmel
[…] Nous ne résisterons pas à citer le livre passionnant et polémique – d’ailleurs existe-t-il une pensée non polémique ? – de Marc Perelman, Urbs ex machina, Le Corbusier paru en 1986.
Puissant antidote […] le préambule est explicite : « […] Des biographies existent et en grand nombre. Et sans doute s’emploient-elles à débusquer les faits et gestes du personnage. Mais ces faits souvent ne servent qu’à un sociologisme décati, surtout attentif à faire ou à reconstituer un passé, et à le remanier constamment en fonction de la pire forme “d’histoire pragmatique qu’est la petite psychologie” (Hegel) […] j’ai préféré agir en toute partialité, et dans le cadre d’une connaissance dialectique et engagée. […] L’analyse critique d’une œuvre-système renvoie l’œuvre à l’analyse dans les termes d’une implication partiale et d’une vision consciente, c’est-à-dire engagée avec elle-même et dans la chose qu’elle vise. »
Quelles sont donc les réflexions et convictions qui produisent la démarche architecturale de Le Corbusier ; qu’y signifie le corps devenu paramètre géométrique dans la thèse du Modulor ; qu’en est-il du concept de nature qui fonde toute la démarche réflexive et la référence absolue de l’architecture corbusienne ; quel est le sens de l’« humanisme » qui fait du standard la clef de ce système : Perelman se sert des outils réunis de la philosophie, de la psychanalyse et de l’analyse architecturale pour atteindre le sens du discours si brillamment illusionniste du « Père de la tribu des architectes […] agitateur culturel et politique de grande envergure […] le propagandiste acharné de ses idées ».
Il faut ajouter le talent oratoire et le sens de la formule, la force affirmative du discours échappant ainsi à la démonstration ; tout ce qui a fabriqué un florilège disparate, servant à tout va pour le meilleur et le pire, pétrifiant à l’avance, par l’impact de sa nouveauté et de sa radicalité, une véritable analyse globale du propos.
Commençant par des « Remarques culturelles », Perelman situe l’homme dans ses choix fondamentaux en en citant des propos beaucoup moins souvent répétés que tant de formules exemplaires et que la simple circonstance n’atténue pas : on redécouvrira la constance des attitudes dans la suite de l’œuvre. Ainsi s’exprime donc Le Corbusier en 1939 dans Sur les quatre routes : « Depuis 1922, très vives réactions nationales contre toutes les influences extérieures, contre celles aussi qui sentaient quelque chose de très particulier, dont l’odeur était véritablement nauséabonde – peintures berlinoises d’entre deux lumières, morbides, interlopes, méritant en fait l’excommunication. Dans ce sévère bouleversement, une lueur de bien : Hitler réclame des matériaux simples et souhaite par ce retour aux traditions, retrouver la robuste santé qui peut se découvrir en toute race quelle qu’elle soit… L’Italie a mis au monde un style fasciste vivant et séduisant. » Parlant ailleurs de la Manufacture des tabacs Van Nelle à Rotterdam, il manifeste un enthousiasme révélateur d’une vision personnelle : « Tout est ouvert au dehors… Dedans voici le poème de la lumière. Le lyrisme de l’impeccable. L’éclat de l’ordre. L’atmosphère de la droiture. Tout est transparent et chacun voit et est vu travaillant… Les ouvriers, les ouvrières sont propres, dans des sarraus ou des blouses écrues, cheveux bien coiffés… Mais ici, il n’y a pas de prolétariat. Il y a l’échelle hiérarchique, fameusement établie et respectée. Ils ont admis pour se gérer en tribu d’abeilles travailleuses : ordre, régularité, ponctualité, justice et bienveillance. »
Tout au long de son texte, Perelman va démontrer la cohérence profonde de Le Corbusier à travers les différentes époques de ses réflexions et de ses œuvres bâties, ce qu’il appelle « le courant froid de l’architecture ». Passant de l’étude du standard au thème de la nature, de l’analyse de l’espace à l’urbanisme de la Ville Radieuse ; finissant par « l’itinéraire liquide » du Corbu à Ronchamp, il démontre une pratique terroriste de l’architecture. La violence explicite du texte de Perelman désocculte la violence implicite d’une architecture décrétant un bonheur tout fait pour une humanité qu’elle va guérir : « Le monde a besoin d’urbaniser pour terrasser la misère des hommes » ; le projet initial, l’éthique de Le Corbusier ont mené tout son imaginaire, sa rhétorique et ses projets. L’ordre doit tuer le désordre : dès lors tout s’organise, l’urbanisme devenant outil et moyen uniques de transformation ou de régénération. La nature, bien loin du tumulte brownien des particules, du beau chaos, devient l’exemple rationnel, organisé, pyramidal que doivent imiter la société humaine, ses bâtiments, ses villes. Une société sans histoire, cristallisée dans une logique verticale, un empilement statique du pouvoir, une géologie inerte ; une ville sans rue, plantée sur de la nature contingentée et fabriquée – du vert – avec des axes de circulation motorisée, son piéton remisé aux voies internes des bâtiments préconçues pour lui, ville aussi concentrée que concentrationnaire. L’option du plan libre, de la ligne horizontale fabrique, en standard, un espace contenu par « un mur-membrane » dans un espace extérieur infini, dévorant. Les pilotis séparent le bâtiment de la terre : la géométrie du Modulor, fondée sur les mesures et le modèle du corps humain, ne renvoie plus qu’à « un corps sans chair » dont seules les articulations squelettiques deviennent paradigmes. Tout est concentré, organisé d’avance. Il n’y a plus ni ville, ni campagne, ni histoire, ni société : tout ressemble à un os pétrifié de lumière. Ronchamp même, si courbe, « liquide », est un lieu de transcendance radicale d’où finalement l’homme est exclu, livré au flot de la lumière se fusionnant à l’espace : « l’homme abstrait » n’a plus qu’à s’y faire absorber. Le Corbusier a inventé des machines contre le machinisme déréglé : des machines à habiter, à prier, instillant un caractère inorganique à toutes ses créations qui revendiquent pourtant l’homme et la nature. Le sport comme épuisement de l’inutile, l’espace comme absorption de l’imprévisible, l’urbanisme comme la défaite ou l’abolition de l’histoire : une architecture excluant l’homme, ne s’inspirant que de sa structure osseuse, « désincarnée » et « fossilisée ». Toute pensée invoquant le déterminisme d’une nature et sa seule rationalité recèle un arbitraire contre la mouvance et l’aléatoire du devenir, une idéologie de nature totalitaire.
La postérité de Le Corbusier et son utopie a barré l’avenir de nos villes.