Le Matricule des anges, avril 2012, par Jean Laurenti

Essence des sens

Dans un essai ardu et passionnant, Laurent Jenny questionne le rapport que nous entretenons aux diverses formes esthétiques qui font de plus en plus souvent irruption dans nos vies.

Interrogeant sous bien des aspects notre rapport sensible au monde, Laurent Jenny se propose d’explorer les différentes strates de l’expérience esthétique – et d’en retrouver la dynamique – telle qu’elle se constitue au fil de notre existence. Le projet a évidemment quelque chose de vertigineux et la très grande densité de ce livre requiert une attention de chaque instant. Par bonheur, elle est souvent récompensée par la possibilité offerte au lecteur de vérifier en lui-même la justesse de propositions dont il trouve l’écho dans ses intuitions ou ses divagations. La Vie esthétique, telle que Laurent Jenny en dessine les contours mouvants, recouvre tant de domaines (lesquels sont en constante et rapide expansion avec « l’esthétisation de plus en plus poussée de la vie quotidienne ») que nul ne peut prétendre lui être étranger. Elle est faite du meilleur, les œuvres littéraires, cinématographiques, musicales, picturales qui nous aident à avancer à mieux « voir », comme du pire, via l’industrie du divertissement – et même dans ce cas il n’est pas certain que rien de bon ne puisse être tiré de ce qu’elle nous inflige.

Laurent Jenny revient – pour la contester – sur l’affirmation par les avant-gardes d’un « antagonisme radical entre l’art et la vie » et la dénonciation des « artefacts artistiques » réputés « faire obstacle » à « notre expérience vitale ». Il défend a contrario la délimitation d’une frontière, d’un « écart entre vie inattentive et vie esthétique » : « sans le maintien d’une limite asymptotique entre art et vie ordinaire, l’art se dissout tout simplement dans la vie ordinaire comme un poisson soluble. »

L’un des fils que l’on peut tirer du complexe écheveau que rassemble ici l’auteur est relié à l’axiome paradoxal autrefois énoncé par Oscar Wilde selon qui « la nature imite l’art » : les choses existent par le regard que nous portons sur elles, « et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés ». C’est ce processus de sédimentation qu’explore Laurent Jenny : « Il y a en nous une seconde vie de l’art » : lorsque nous avons cessé de contempler des tableaux, nous portons encore dans notre regard les motifs, les lumières, et les cadres de la peinture (mais aussi bien de la photographie, du cinéma). Ils nous tiennent lieu de grille perceptive, viennent se superposer à nos aperçus les plus quotidiens et parfois donner forme et relief à nos objets de désir, colorant toute notre réalité. » C’est une telle expérience que fait le narrateur proustien de laRecherche lorsque, contemplant certains paysages, il y retrouve la palette du peintre Elstir qui a façonné son regard : « il transporte avec lui plus encore que le regard d’Elstir une diffuse photosensibilité étendue à tout le corps de l’artiste et que ce dernier a su rendre transmissible en la déposant dans ses toiles. » Cette vie esthétique, commune aux artistes et à ceux qui s’imprègnent de leurs œuvres, est ainsi faite d’enchâssements que Laurent Jenny s’emploie à révéler. Il cherche dans telle œuvre la présence de telle autre, scrute les combinaisons, les rappels, les résonances qui sont le témoignage d’une circulation des formes et des styles sans cesse remodelés et réinventés au fil de ces renaissances.

L’acuité de cette vie esthétique atteint son acmé dans des moments privilégiés que l’auteur met en évidence dans les domaines les plus divers. La littérature est un territoire idéal pour saisir ces fulgurances. Dans L’Amour fou, André Breton raconte comment sa rencontre avec une jeune femme et leur promenade nocturne entre la tour Saint-Jacques et les Halles avait fait l’objet d’un poème écrit onze ans plus tôt. Dans La Peau de chagrin de Balzac, Raphaël, sur le point de se suicider, entre dans la boutique d’un antiquaire « et découvre un immense bric-à-brac d’antiquités, d’œuvres d’art et de bibelots exotiques où se peint à ses yeux toute l’histoire du monde. » Car, écrit Balzac, « Il était poète et son âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait voir par avance les ossements de vingt mondes… »

Pour Balzac, comme pour Baudelaire, que l’on ne s’étonnera pas de trouver embarqués dans pareille entreprise, « le moment poétique […] compose ainsi entre totalisation et déploiement, stase et flux. » Composant le sous-titre de ce riche essai, ces deux derniers termes – fulgurance, saisissement, vision d’une part, mouvement, exploration d’autre part – sont les pôles entre lesquels se déroule l’expérience esthétique. Au cœur de celle-ci, le fugitif compose avec l’immuable, comme le donnent à percevoir les notes que le poète anglais Coleridge consacre à une cascade dont l’eau roule autour de rochers, suscitant un perpétuel mouvement de dissolution et de réapparition. « Ce que Coleridge retient dans le tourbillon d’écume, c’est la figure complexe qui se reforme sans cesse dans sa fluctuance et triomphe de sa fluidité informe. […] Figure fragile, sans cesse emportée par le courant et sans cesse renaissante. »