Le Monde des livres, 24 mars 2011, par Nicolas Offenstadt
En somme. Pour un usage analytique de la scolastique médiévale, d’Alain Boureau et La Vie écrite. Thérèse de Lisieux, de Philippe Artières : Freud, Thérèse et les autres
Les historiens nourrissent souvent un rapport particulier avec les documents qui fondent leurs travaux, leur « corpus » de sources, facilement qualifié du possessif « mes sources », qu’il s’agisse d’arides listes comptables, de procès ou de chroniques historiques. Arlette Farge a naguère évoqué avec ferveur le « goût de l’archive » qui anime ces chercheurs.
Après plusieurs gros volumes sur les maîtres de la scolastique (cette forme de pensée théologique qui procède par opposition d’arguments et par « dialectique entre le cas concret et les élaborations qu’il permet »), le médiéviste Alain Boureau convie ses lecteurs, en un petit livre, à s’approprier ces textes médiévaux. En somme entend à la fois convaincre de l’intérêt très contemporain des penseurs scolastiques des 13e-14e siècles, dire l’importance qu’ils ont eue pour l’auteur et, enfin, inviter à les lire par-delà les difficultés que ces œuvres latines présentent de prime abord. « Faire des textes scolastiques sa lecture de chevet » : le slogan est simple, la réalisation sans doute moins évidente.
« Depuis vingt-cinq ans, je charge obstinément de scolastique tous les thèmes psychanalytiques possibles », écrit Boureau, qu’une mauvaise chute, il y a quelques années, a conduit à interroger plus avant le double registre et scolastique (voir son portrait dans Le Monde des livres du 6 mars 2009). L’historien veut montrer combien le sujet, le « je », était déjà présent chez ces grands savants médiévaux, Thomas d’Aquin ou Richard de Mediavilla (auquel Boureau vient de consacrer un livre), et combien leurs œuvres composent une véritable « science de l’homme » : « Le scolastique, c’est l’être qui veut tout connaître, tout comprendre, tout expliquer, tout dire. » L’humour n’était pas absent, comme en témoigne une savoureuse analyse grammaticale du dominicain Richard Helmslay, qui s’opposait à la confession annuelle établie en 1215 pour « tout fidèle des deux sexes » : ce qui, disait ironiquement le prêcheur, ne peut concerner… que les hermaphrodites. Convoqué à Rome, Helmslay dut se rétracter.
En proposant un dialogue psychanalytique et « anthropologique » avec les textes scolastiques, Alain Boureau ouvre des chemins de traverse pour revisiter l’histoire religieuse et théologique du Moyen Âge. À sa manière, et pour une période plus tardive, Philippe Artières fait de même en rendant compte de la vie de Thérèse de Lisieux. Les textes jouent, là encore, un rôle essentiel. […]
Thérèse, c’est […] tout le travail hagiographique et savant qui a porté sur sa vie et ses œuvres jusqu’aux éditions les plus récentes. Cette « sainte de papier » semble donc « l’objet d’un discours infini », un peu comme la lecture des scolastiques par Alain Boureau.