L’Histoire, mai 2011
La scolastique et nous
La scolastique est d’abord une méthode de construction de la vérité par la contradiction. Elle désigne les techniques intellectuelles de questions disputées par lesquelles la philosophie médiévale, telle qu’elle était enseignée à l’université, se pensait par cas. Cas étranges, ou aberrants : existe-t-il une droite et une gauche dans les corps célestes se demande Bonaventure dans son Commentaire des sentences (vers 1253) ? Depuis plusieurs années, et parmi d’autres, Alain Boureau s’est emparé avec avidité de ce corpus, le révélant pour ce qu’il est : la première « science de l’homme ».
Il y revient dans ce livre attachant et proprement déconcertant, qui démarre comme une confession et s’achève à la manière d’une synthèse sur l’« institution scolastique ». Alain Boureau y explicite les raisons intimes et philosophiques de son attachement. Car si les scolastiques pensent l’unité de la nature humaine, c’est pour conjurer la dispersion d’un moi qui doute de la réalité du monde – et c’est en cela que leurs interrogations peuvent rejoindre la psychanalyse des inquiétudes contemporaines. Ainsi dans le cas précédemment cité : la question de Bonaventure n’a de sens que si l’on comprend la distinction entre ce qui structure objectivement l’espace (des directions : les points cardinaux, indépendants de la place du sujet) et ce qui permet à l’homme de s’y repérer (des orientations : la droite et la gauche, de son point de vue). L’interrogation sur les corps célestes permet donc de poser, en la déplaçant, la question de la désorientation ici-bas.
Alain Boureau consacre de belles pages à la traque « des mots égarés et trouvés » dans les manuscrits, où c’est le lapsus des scribes, écrivant un mot pour un autre, qui permet de se frayer un chemin dans les incertitudes du sujet. Les philologues qui veulent les corriger ne sont que des « fanatiques de la banalité ». Alain Boureau prête l’oreille à l’écart des pensées, pour se retrouver lui-même.