Urbanisme, par Chris Younès
Alors que de nombreuses voix se sont élevées pour annoncer la fin de l’architecture, Benoît Goetz invite le lecteur à penser à partir d’elle et à la prendre en sérieux, non seulement comme expérience mais aussi comme condition de toute expérience. Dénonçant la réduction esthéticienne, technicienne ou sémiologique de l’architecture, il explore ses dimensions ontologique, physique, politique, éthique et poétique dans une brillante démonstration. L’auteur souligne que même si la grande philosophie a développé un concept de l’espace, seul Heidegger, dans la tradition philosophique, a su dévoiler la singularité architecturale qui, en espaçant et en séparant, ouvre à la spatialité existentiale, au sens d’ « être-le-là ».
Le concept de dislocation, choisi pour titre de l’ouvrage, exprime la tension développée entre architecture et existence, entre habitation et inhabitation. La dislocation signifie à la fois la dispersion ontologique inhérente à toute existence et la puissance d’espacement de l’architecture. Dans la Genèse, Adam et Ève, chassés du paradis, ont été confrontés à la première dislocation, c’est-à-dire au partage de l’espace. Une autre étape de la dislocation a été celle de la décosmicisation du monde, qui a désolidarisé « l’organisation terrestre et céleste des lieux ».
En fait, la dis-location définie comme la mise en jeu des lieux entre eux mais aussi comme leur mise en errance est propre à l’habiter. Dans des pages particulièrement prégnantes, Benoît Goetz explique comment l’architecture est une « substance éthique » qui construit des amers où se tient l’homme, agissant et travaillant à un niveau présymbolique. Car « avant de construire pour s’abriter et rendre agréable son logis, l’humanité construit pour s’expliquer avec l’espace et s’inventer une tenue et une maintenance », en bâtissant des architectures-monuments ou des architectures-événements, mais encore plus sûrement des architectures quotidiennes. L’auteur incite à développer une analytique de l’être-en-ville (habitation et coexistence urbaines, lieux où se sentir politiquement être-ensemble…), à aménager l’hétérogène qui est « le trésor urbain par excellence » dans un art de la ville « au sens où l’on parle d’un art d’aimer, c’est-à-dire d’un certain savoir qui ne fait pas de l’amour une œuvre mais qui procède par touches amoureuses, par gestes ponctuels et locaux, sur un corps que ni l’art, ni l’acte, ni le geste n’ont produit ». Avec une pensée directrice fondamentale du lien entre bâtir, habiter et penser, située par Jean-Luc Nancy dans la préface : « Ce qui demande l’espace, ce qui l’appelle et qui le désire, ce n’est rien d’autre que ce qui, de soi, est sans espace – c’est la pensée même. »
Mais comment comprendre l’éloge d’une architecture neutre alors même qu’il est affirmé que dans le « tohu-bohu, l’architecte intervient ici et là pour faire résonner l’espace indicible » ? Et comment réduire l’esthétique à une métaphysique de l’art ? L’esthétique ne peut être ramenée à une théorie du beau ou à un sentiment subjectif. Elle manifeste la vérité de l’existence spatio-temporelle et de l’unité indissoluble du sens et du sentir dans la saisie primordiale de l’ouvert. Tout habiter articule éthique et esthétique sans que l’une cède la place à l’autre ou soit le fondement de l’autre. C’est leur articulation qui ménage là un séjour dans son surgissement.