Télérama, 14 décembre 2005, par Michèle Gazier
L’historien italien Carlo Ginzburg, à qui l’on doit d’importants travaux sur la sorcellerie, est un intellectuel curieux. Un homme de son temps que le sort de ses contemporains intéresse. Les lecteurs se souviennent sans doute de ce remarquable plaidoyer pour son ami Sofri, accusé d’avoir participé à des attentats aux côtés des Brigades rouges et incarcéré dans les prisons italiennes. Ginzburg y analysait, en spécialiste des procès en sorcellerie, les charges retenues contre son ami, mettant en évidence la similitude des méthodes entre les tribunaux religieux d’hier et ceux, politiques, d’aujourd’hui.
Avec Nulle île n’est une île, l’historien s’embarque pour une échappée belle au pays de la littérature anglaise à travers des écrivains aussi différents que Thomas More, inventeur de l’île Utopie, sir Philip Sidney, auteur de La Défense de la rime, Tristram Shandy, héros du roman picaresque éponyme signé Laurence Sterne, et Robert Louis Stevenson, qui avait choisi le pseudonyme de Tusitala (« conteur », en langue samoa). Le projet de Ginzburg est de cerner « ce qui ne cesse de nous échapper : le rapport de la lecture et de l’écriture, du présent avec le passé ». Dire que cet essai est d’un abord facile serait mentir. Ginzburg est un universitaire qui avance bardé de références. Mais l’effort qu’exige la lecture de ses écrits est récompensé par l’intelligence de l’analyse proposée. Il y a un réel plaisir à découvrir, dans les croisements qu’il débusque, la manière dont une pensée circule de livre en livre à travers le monde. Ainsi l’Utopie, de Thomas More, relu et interprété par l’évêque Vasco de Quiroga, qui, au Mexique, met en pratique dans deux hospices de Santa Fe les principes communautaires imaginés par More.
Nulle île n’est une île, nous dit Ginzburg. L’isolement insulaire est une idée saugrenue. Les livres ne connaissent ni les océans ni les frontières. Même si, comme il le démontre dans le chapitre consacré à sir Philip Sidney, la « défense de la rime comme procédé littéraire […] s’insère dans une idéologie impérialiste naissante qui tend à accentuer la distance culturelle et politique entre les îles britanniques et le continent européen ». Qu’il s’intéresse à l’Utopie, à la rime, à l’écriture toute en digressions de Sterne ou aux mers du Sud revisitées par Stevenson, Ginzburg suit en chasseur les traces d’une pensée qui traverse l’histoire et la géographie en s’incarnant dans l’imaginaire. Comme Proust, il se propose de « lire le réel à rebours, en partant de son opacité ». D’interroger le mensonge de la fiction pour saisir quelque vérité humaine.