Die Zeit, 31 janvier 1997, par Carlo Ginzburg

Une histoire très italienne

Le 22 janvier 1997 s’est conclue, après sept procès, une affaire judiciaire qui pendant près de neuf ans a divisé l’Italie. La Cour de cassation a confirmé les condamnations émises à l’encontre d’Ovidio Bompressi, Giorgio Pietrostefani et Adriano Sofri, à l’issue du procès d’appel de la Cour d’assises de Milan. Ils ont été condamnés à 22 ans de prison, car ils ont été jugés responsables, à des titres divers, du meurtre du commissaire Calabresi, advenu à Milan en 1972. Les condamnations sont donc devenues exécutoires. Au moment où j’écris, deux des inculpés sont déjà en prison, le troisième s’apprête à les y rejoindre.

L’affaire a donc commencé, sur le plan judiciaire, en 1988. Mais ses prémices remontent à presque vingt ans auparavant, à la phase de radicalisation politique qui a touché tous, ou presque tous, les pays industrialisés entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. En Italie, le point culminant des luttes ouvrières ne fut pas atteint, comme en France, en mai 1968, mais un an plus tard, lors de ce qui fut appelé « l’automne chaud ». Le 12 décembre 1969, une bombe explosa dans une succursale de la Banque de l’Agriculture, à Milan, tuant seize personnes ; une autre bombe explosa à Rome, près de l’Autel de la Patrie, sans faire de victimes. Au cours des années suivantes, il apparut clairement que les responsables de l’attentat étaient des groupes néo-nazis aidés, et manipulés, par les services secrets qui tentaient de déplacer vers la droite la situation politique italienne. Les massacres dans les trains et les gares qui ont ensanglanté l’Italie naissent de là, des chantages indéchiffrables engendrés par les bombes de 1969.

À l’époque, la police chercha dans des directions bien différentes : dans les milieux anarchistes. Qui, sinon ces derniers, pouvait avoir choisi des symboles si évidents : une banque, l’Autel de la Patrie ? Un anarchiste, qui par surcroît était danseur, fut désigné à l’opinion publique comme le « monstre » qui avait posé la bombe de la Banque de l’Agriculture. Un cheminot anarchiste, Giuseppe Pinelli, fut retenu pendant plus de trois jours, au-delà du délai légal, à la préfecture de police de Milan. Durant l’un des interrogatoires, au cours d’une pause, Pinelli passa par une fenêtre de la préfecture de police et fut retrouvé mort. Aussitôt, la police évoqua un suicide. Dans les rangs de la gauche, parlementaire et extra-parlementaire, on commença à dire que la police, sans doute au cours d’un interrogatoire excessivement brutal, « avait suicidé Pinelli ». Une tragi-comédie de Dario Fo – Mort accidentelle d’un anarchiste – qui fut jouée dans le monde entier, est consacrée à cette affaire.

Le commissaire qui, avec cinq autres policiers, s’était occupé de l’interrogatoire de Pinelli se nommait Luigi Calabresi. Lotta Continua, un groupe d’extrême-gauche fondé par Adriano Sofri, commença une campagne de presse très dure, faite de dessins et d’articles qui présentaient Calabresi comme le responsable de la mort de Pinelli. À un certain moment, Calabresi décida de citer Lotta Continua en justice pour diffamation ; mais le procès n’alla pas jusqu’à son terme. Le matin du 17 mai 1972, Calabresi fut tué par deux inconnus tandis qu’il sortait de chez lui. L’émotion fut intense en Italie. Le journal Lotta Continua parla d’un événement que le prolétariat n’avait pas à déplorer ; mais personne, ni à l’époque ni par la suite, ne revendiqua l’homicide. Les enquêtes se poursuivirent pendant quelques années, on chercha un peu à gauche, un peu à droite, mais sans succès.

L’affaire fut à nouveau ouverte en juillet 1988. Bien des choses avaient changé, ou allaient changer, en Italie et dans le monde. Lotta Continua n’existait plus : l’organisation s’était dissoute à l’automne 1976. À l’improviste, un ancien militant du groupe, Leonardo Marino, avoua qu’il avait directement participé au meurtre de Calabresi en conduisant la voiture utilisée pour mener à bien l’attentat. Il désigna comme mandants le leader (Adriano Sofri) et l’un des dirigeants (Giorgio Pietrostefani) de Lotta Continua et, comme exécuteur matériel du crime, un autre ancien militant du groupe (Ovidio Bompressi). Ainsi commença la longue série de procès qui s’est conclue voilà quelques jours. Mais parmi les condamnés on chercherait en vain le nom de Leonardo Marino, celui qui, en s’auto-accusant et en accusant ses anciens camarades, avait mis en branle la machine judiciaire. Marino avait bénéficié d’une réduction de peine pour avoir collaboré avec la justice ; voilà quelques années il est sorti du procès pour prescription du délit.

On touche là un thème d’actualité en Italie : celui des collaborateurs de justice, ceux que l’on nomme les « repentis ». Leurs accusations ne suffisent pas : il faut des « recoupements objectifs ». En 1992, un verdict issu des sections réunies de la Cour de cassation avait estimé que ces recoupements étaient insuffisants et avait renvoyé le procès à la cour d’appel de Milan. Le nouveau verdict de la Cour de cassation, qui a confirmé les condamnations, a fait comprendre que, faute de « recoupements objectifs », on pouvait se contenter de beaucoup moins, en l’occurrence du caractère digne de foi du repenti Marino. Mais Marino est-il digne de foi ? J’ai étudié, le plus soigneusement possible, les actes du premier procès (environ trois mille pages) en utilisant les instruments de mon métier d’historien. Dans un livre qui s’intitule précisément Le Juge et l’Historien, Considérations en marge du procès Sofri, j’ai exposé les résultats de ma recherche. On peut les résumer en deux points : 1. Marino n’est pas crédible ; 2. Toutes les charges qui pèsent sur les autres inculpés reposent uniquement sur les accusations de Marino.

Marino n’est pas crédible, tout d’abord parce que les circonstances de son repentir, qui serait advenu seize ans après le meurtre, sont fort obscures. Un voile s’est soulevé au cours du premier procès, découvrant ainsi un fait inavouable, à savoir que Marino, avant de passer aux aveux, avait eu pendant vingt jours (ou plutôt vingt nuits), dans une caserne de carabiniers, des rencontres dont il ne reste aucune trace écrite. Marino n’est pas crédible parce que, au cours du procès, il ne cesse de se tromper : sur la couleur de l’automobile utilisée pour le crime, sur la route prise par les auteurs de l’attentat lors de leur fuite, sur sa rencontre avec l’un des présumés mandants (Pietrostefani) qu’il aurait rencontré au cours d’un meeting à Pise – quitte à se reprendre et à le faire disparaître de la scène lorsqu’on lui fait remarquer que Pietrostefani, recherché à l’époque par la police, évitait de se faire voir en public. Quant à la version donnée par Marino de son entretien avec Sofri, elle est absolument invraisemblable : après un meeting, dans la rue, parmi d’autres gens, Sofri aurait convaincu Marino, en quelques minutes, d’aller tuer Calabresi. Les accusations qui ont causé les condamnations sont de cette teneur. Une série de contrôles probatoires s’est révélée impossible, parce que, au fil des ans, les pièces à conviction se sont évanouies, d’une façon qui rappelle d’autres histoires italiennes des années soixante-dix, dans lesquelles étaient impliqués des terroristes de droite et des membres des services secrets : les vêtements portés par Calabresi le jour de sa mort ont disparu ; l’automobile abandonnée par les agresseurs a été mise à la casse par la police ; le projectile qui a tué Calabresi a été vendu aux enchères par la police. Restent les affirmations de Marino, qui ont valu vingt-deux ans de prison à trois personnes.

Je suis lié à l’une de ces personnes, Adriano Sofri, depuis désormais près de quarante ans, par un rapport de profonde amitié. Comme je l’ai déclaré au début du Juge et l’Historien, par honnêteté envers moi-même et mes lecteurs, je n’ai jamais eu, connaissant Adriano Sofri, le moindre doute sur son innocence. À la lecture des actes du procès, cette conviction s’est étendue aux autres inculpés, que je ne connaissais pas personnellement – et que je ne connais toujours pas. Ce qui m’avait poussé à écrire, c’était un élan personnel, je dirais presque égoïste : le désir d’aider une personne qui m’était proche et chère, victime d’une horrible calomnie. Au début de l’affaire, Sofri croyait encore dans la possibilité de démontrer son innocence devant les tribunaux, en acceptant les règles d’un jeu qu’il n’avait pas choisi. Cette confiance s’est rapidement évanouie. Mais personne n’a privé Sofri de son passeport. Pendant plus de sept ans, il est allé dans le monde entier ; il a écrit des articles sous les bombes, à Sarajevo ; il a réussi à sauver la vie de trois otages italiens en Tchétchénie. Il aurait pu quitter l’Italie pour toujours, faire ce geste qui eût, aux yeux de bien des gens, démontré sa culpabilité. Au lieu de cela, il est resté, en attendant qu’un tribunal en lequel il ne croyait pas, émette le verdict définitif, vraisemblablement défavorable. Bompressi aussi est resté en Italie ; Pietrostefani, qui se trouvait en France, est sur le point de rentrer en Italie au moment même où j’écris. Tous trois ont repoussé avec indignation l’idée de demander leur grâce au président de la République. « Ce sont les coupables qui demandent leur grâce », a déclaré Pietrostefani. […]