L’Histoire, janvier 2011, par Patrick Boucheron et Séverine Nikel

La leçon de méthode de Carlo Ginzburg

Entretien avec Carlo Ginzburg. Propos recueillis par Patrick Boucheron et Séverine Nikel.

Historien de la sorcellerie et de la culture paysanne, fondateur de la microhistoire, Carlo Ginzburg est l’historien vivant le plus traduit au monde. Il vient de publier un recueil d’essais où se croisent avec une érudition jubilatoire les questions qui l’occupent depuis quarante ans.

Beaucoup de débats publics ont été organisés récemment à l’occasion de la traduction en français de votre dernier livre Le Fil et les Traces (Verdier). C’est un livre qui expose dans une suite d’essais ce qu’on peut appeler votre « méthode historique ». Il le fait à partir de vos différents champs de recherche, depuis vos premières enquêtes sur les procès de sorcellerie au XVIe siècle jusqu’à votre réflexion actuelle sur les rapports qu’entretiennent l’histoire et la fiction. Or, le public vous a surtout questionné sur l’actualité politique, en France et en Italie. Qu’en avez-vous pensé ?

Cela m’a un peu surpris, même si je considère ces questions tout à fait légitimes par ailleurs. Pour moi, l’analogie est comme la traduction : toujours boiteuse. Je remarque que mes réticences à trouver des analogies historiques – à la question des Roms aujourd’hui notamment, qui préoccupait beaucoup mes interlocuteurs – du fait des différences de contexte passaient pour surprenantes, voire décevantes. Peut-être est-ce dû au statut de l’histoire, qui est différent en France et en Italie.

Durant la seconde moitié du XXsiècle, l’historiographie française a été conquérante à l’échelle mondiale. Cela a conféré un prestige à la profession d’historien, pas seulement en France mais essentiellement. En Italie, l’idée que l’historien puisse être un phare pour la société n’a pas de sens. Certes, un penseur comme Benedetto Croce (1866-1952) a eu une influence énorme, mais il n’était pas un pur historien. Il était aussi philosophe et c’est le rapport entre les deux qui a fait sa force, ainsi que le fait qu’une partie de sa trajectoire et de son engagement politique ait coïncidé avec l’antifascisme. Croce était très lié à mon père, Leone Ginzburg1, et sa lecture fut déterminante pour ma formation intellectuelle. Mais comme je l’explique dans la postface à la réédition en français de Mythes emblèmes traces, qui vient également de sortir chez Verdier, j’ai lu Croce à travers Antonio Gramsci (1891-1937).

J’ai beaucoup d’admiration pour la figure française de l’intellectuel engagé, né avec l’affaire Dreyfus, mais je me sens marginal par rapport à elle. Reste que je ne suis pas historien pour monter en chaire : je n’aime pas prêcher, car lorsqu’on prêche, on sait par avance ce que l’on va dire et, surtout, on n’apprend rien de ses interlocuteurs. Or, je veux être comme ce vieillard à barbe blanche dessiné par Goya. Il avance voûté, appuyé sur deux bâtons, et au-dessus de ce dessin sont ces simples mots : Aun aprendo, « j’apprends toujours ». Je veux être ce vieux monsieur : apprendre tout le temps, à la bibliothèque comme dans la rue, apprendre de ses lecteurs.

Vous avez pourtant endossé, à l’occasion, les habits de l’intellectuel engagé. Et notamment lorsqu’il s’agissait de défendre votre ami Adriano Sofri, accusé d’un meurtre politique en 19722. Vous y revenez dans la postface de Le Fil et les Traces où vous dites que « pour la première fois et jusqu’ici la dernière dans ma vie, la recherche et la démonstration de la vérité ne m’apparaissaient pas comme une fin en soi, expression qui recouvre pour moi la valeur la plus haute, mais comme des instruments subordonnés à une fin pratique ». Qu’est-ce que vous avez perdu dans cette affaire ?

J’ai d’abord perdu la bataille. Mon livre Le Juge et l’Historien. « Considérations en marge du procès Sofri » n’a pas produit l’effet que j’espérais puisqu’il n’a pas convaincu les juges qu’ils commettaient une erreur judiciaire. C’est un livre qui me fut très pénible à écrire, du fait qu’il tentait à la fois une expertise des pièces du procès et une réflexion théorique sur la figure de l’historien. Mais s’il a manqué son but, le livre continue de circuler. Je viens d’apprendre qu’il en existait même une traduction pirate en Grèce. Je crois que la réception du livre a été en partie affectée par les problèmes soulevés par l’ouverture des archives dans les anciens pays de l’Est, et notamment celles des polices politiques du type Stasi en RDA. Cela a donné une perspective inattendue à mon travail.

J’ai toujours cherché à m’adresser à un double lectorat : celui des professionnels et celui du public élargi. Toucher ce dernier est certes plus facile lorsqu’on écrit des livres comme Les Batailles nocturnes ou Le Fromage et les Vers qui place au cœur de l’intrigue un personnage extraordinaire : un meunier du Frioul, que l’on appelait Menocchio, et qui expose aux inquisiteurs qui l’interrogent en 1584 une cosmogonie toute personnelle où les anges apparurent spontanément dans le ciel comme des vers dans un fromage. Mais les effets des traductions de mes ouvrages sont toujours imprévisibles – et cela me fascine. Des collègues russes m’ont ainsi raconté en 2003 que ma méthode de lecture des procès de sorcellerie, qui consiste à traquer des bribes de parole vraie qui échappent au contrôle de l’inquisiteur et inscrivent dans les archives des « fuites de sens », leur était utile pour retrouver dans les archives des procès staliniens « la rencontre de plusieurs voix ».

Dans l’un des essais qui composent votre dernier recueil, intitulé « Sorcières et Chamans », vous revenez justement sur votre méthode en évoquant « l’euphorie de l’ignorance » qui est celle du chercheur au début de son enquête. Vous y écrivez également : « Je n’aime pas savoir ce que je vais faire. » Comment l’historien peut-il se mettre en position de se créer ainsi des surprises ?

En partant justement de l’ignorance. Lorsque j’ai décidé de travailler sur les sorcières, je n’y connaissais rien. C’était un pari. En 1957, je suis allé voir Delio Cantimori (1904-1966), illustre professeur spécialiste de l’hérésie dans l’Italie du XVIe siècle, qui travaillait alors avec Lucien Febvre et Fernand Braudel. C’était un personnage extraordinaire : issu d’un milieu républicain mazzinien, il rejoignit le fascisme sur des positions anticléricales de gauche avant d’entrer en rapport avec la conspiration communiste à la fin des années 1930 ; il adhéra au Parti en 1948, après sa défaite aux élections. Quand je lui ai dit vouloir travailler sur les sorcières, il m’a répondu de manière mordante : « Toi aussi ! » J’étais assez dérouté. Car, en réalité, j’étais très isolé en Italie même si, sur le plan international, mon sujet de recherche semblait plus légitime.

Cantimori m’avait conseillé d’aller voir à Londres Eric Hobsbawm, qui travaillait à promouvoir l’étude des classes subalternes, mais je n’ai pas osé. Mon impulsion initiale était pourtant clairement politique : il s’agissait de se pencher sur le sort des victimes. Mais je marchais à tâtons.

Comment avez-vous découvert les sources de votre histoire de la sorcellerie ?

Cantimori m’avait conseillé d’aller travailler dans les archives de Modène. Il m’avait reçu chez lui, en feuilletant devant moi des notes qu’il avait prises dix ans auparavant, et qu’il sortait d’un maroquin brun. J’ai commencé à travailler et j’ai rencontré un procès contre une paysanne nommée Chiara Signorini, jugée en 1519 pour magie noire. Je me suis donc rendu à Modène, et j’ai tiré de cette enquête mon premier article, publié en 1961 : « Sorcellerie et Piété populaire ». J’avais une hypothèse de départ : la sorcellerie était une des formes primitives de la lutte des classes. Et, d’emblée, mon enquête confirmait pleinement cette hypothèse puisqu’en accusant la pauvre paysanne de Modène de sorcellerie, les inquisiteurs réprimaient en fait des pratiques et des croyances caractéristiques de la piété populaire.

J’étais, je dois le dire, très déçu : à quoi bon continuer ? Je partis pourtant à Venise, où je tombai, presque par hasard, sur l’interrogatoire d’un bouvier de Latisana, un petit bourg de Vénétie, à qui les inquisiteurs demandaient, en 1591, s’il était un benandanti. Je n’avais jamais rencontré ce mot. L’homme lui répondait : « Je suis né coiffé et, à cause de cela, trois fois par an, je sors en esprit et je me bats contre les sorcières et les sorciers pour la fertilité des récoltes. » Je lis ce texte – il faisait à peine trois ou quatre pages. Je referme le registre, sors des archives et commence à faire les cent pas en fumant des cigarettes. J’avais l’impression d’avoir trouvé quelque chose d’extraordinaire, mais je ne savais pas quoi. On se dit : voici une réponse, mais quelle est la question ?

Je n’ai en tout cas pas compris immédiatement qu’il y avait là un élément me permettant de poursuivre la recherche : l’homme était frioulan. En me rendant à Udine, j’ai découvert un inventaire, dressé au XVIIIe siècle, de tous les procès intentés par l’Inquisition dans le Frioul. On y retrouvait ce même mot : benandanti. J’étais sur la trace de cette étrange secte que j’allais étudier dans Les Batailles nocturnes et, en tirant le même fil, il menait vers Menocchio, ce meunier frioulan dont j’ai raconté l’histoire dans Le Fromage et les Vers.

Dès le départ, vous vous orientez donc vers le bizarre, l’excentrique, ce qui en tout cas échappe au discours convenu des inquisiteurs. Comment tirer des conclusions d’ordre général de ces situations d’anomalie ? En 1961, votre premier article, dont on a déjà parlé, s’achevait par ces mots : « Jusque dans ses aspects les plus irréductiblement individuels, le cas de Chiara Signorini peut assumer une signification pour ainsi dire paradigmatique. »

J’ai été surpris moi-même en relisant cette phrase bien des années plus tard. À l’époque, c’était un coup de dés. J’essaye d’être aussi prudent que possible, mais il m’arrive de faire preuve de trop d’audace. En tout cas, rien de ce que je savais à l’époque ne pouvait justifier une telle assertion – même si mon travail ultérieur l’a plutôt confirmée. Intuitivement, je savais que j’étais tombé sur une pépite dans une masse de procès qui sont souvent façonnés par les inquisiteurs et où les accusés finissent par avouer, parfois sous la torture, ce que leurs juges veulent leur faire dire. Mais ce n’était pas le cas ici : j’ai compris tout de suite qu’il y avait quelque chose d’inattendu pour les inquisiteurs eux-mêmes, notamment parce qu’ils s’attendaient à ce que la sorcière s’adonne au sabbat – ce qui correspondait à leur propre système de croyance – alors que Chiara Signorini refusait obstinément de l’admettre.

Dans le cas des benandanti aussi, il y avait un écart. Il fallait donc tenter de comprendre en même temps la norme et l’anomalie. Cette réflexion fut très lente pour moi. J’ai déjà raconté ailleurs l’histoire de ces deux philologues français assistant à un séminaire : le premier était doué d’une intelligence lucide, toute cartésienne, et tentait de ramener chaque phénomène linguistique à une règle grammaticale. Lorsqu’il y parvenait, il se frottait les mains en disant : « C’est satisfaisant pour l’esprit. » Le second au contraire n’aimait rien tant que les exceptions. Quand il en trouvait une, il disait : « c’est bizarre » et se caressait la barbe avec délice. Je me suis longtemps identifié au philologue à longue barbe et ce n’est que plus tard que j’ai compris que c’était bien plus compliqué que ça. Car l’anomalie inclut la norme, alors que l’inverse n’est pas vrai. Dès lors, si vous entreprenez d’étudier une société à partir d’un cas anormal, vous avez une chance de saisir à la fois la règle et l’écart à la règle.

Entreprendre de penser par cas, n’était-ce pas partir à contre-courant d’une historiographie qui, dans les années 1970 encore, ne rêvait que de séries ?

C’est vrai d’un certain point de vue. Je me souviens que lorsque mon article sur le paradigme indiciaire, intitulé « Traces » (cf. p.14), a été traduit en français dans la revue Le Débaten 1980, j’étais venu le présenter à l’École des hautes études en sciences sociales. François Furet était présent, et il n’avait pas l’air content du tout. Lancer une théorie de l’histoire qui partait du singulier allait contre le paradigme dominant en France. En fait, cette idée venait de la tradition intellectuelle italienne, l’insistance de Benedetto Croce sur le singulier du point de vue esthétique. Lorsque nous avons écrit, avec Carlo Poni, un petit article qui a été considéré ensuite par quelqu’un comme un manifeste de ce courant historiographique que l’on nomme microhistoire, nous avions sans doute l’intention de réagir à la domination que l’école des Annales faisait peser sur l’Italie. Et si l’on renversait les rôles ? D’une certaine manière, c’était un jeu, au départ, mais il s’est développé dans des directions très inattendues.

Encore une fois, la géopolitique de la diffusion de ce courant, à travers notamment la traduction de mes propres écrits, est très instructive. L’intérêt pour la microhistoire s’est développé en France, en Angleterre et en Allemagne à travers des mécanismes parallèles mais différents. On pourrait croire qu’elle a disparu aujourd’hui des débats, ou qu’elle s’est fondue dans les pratiques ordinaires des historiens, au point d’y devenir indiscernable. Pourtant nous sommes au temps d’une deuxième vague : au Danemark, en Hongrie, en Bulgarie, mais aussi en Corée du Sud et en Islande où on a publié des recueils d’essais sur la microhistoire. Ces pays, considérés comme marginaux, peuvent ainsi espérer renverser une hiérarchie qui est liée à des rapports de force politiques qui se jouent à un niveau différent ; mais dans le même temps, une recherche sur une communauté de pêcheurs islandais peut poser des questions valables de façon analogique pour tout le monde.

Le sous-titre de Le Fil et les Traces, « Vrai faux fictif », désigne aussi une position de combat. Celle que vous entendez défendre contre ce que vous appelez l’« attaque sceptique » qui met en doute la scientificité du récit historique en le ramenant à une fiction littéraire. Est-ce que vous ne ressentez pas cette attaque avec une acuité particulière du fait de votre enseignement aux États-Unis ?

Oui bien sûr, et je dirai plus précisément : en Californie. J’ai été longtemps en poste à Los Angeles, qui est la capitale du fictif. Là, j’ai compris tout de suite que les étudiants les plus brillants étaient fascinés par le scepticisme postmoderne. Puisqu’une partie de mon travail consistait à reconnaître la littérature comme une ressource du savoir historique, j’étais invité à conforter cette tendance. Il me fallait absolument me désengager et nager à contre-courant, car je n’étais pas prêt à abandonner ce que Pierre Vidal-Naquet appelle, dans une lettre à Luce Giard au sujet de L’Écriture de l’histoire de Michel de Certeau, « cette vieillerie, « le réel », « ce qui s’est authentiquement passé » comme disait Ranke au siècle dernier ». Précisément parce que l’attaque des négationnistes utilisait à la fois des arguments positivistes et un certain climat de suspicion contre la vérité du fait historique qui affaiblissait les défenses intellectuelles contre les « assassins de la mémoire ».

On doit parfois se battre sur deux fronts. Mais, à tout prendre, je pense que les adversaires les plus dangereux sont les sceptiques. Les médecins doivent prêter le serment d’Hippocrate et l’on peut se demander s’il ne manque pas aux historiens un serment d’Hérodote – ce qui serait d’ailleurs paradoxal, parce qu’Hérodote a été longtemps considéré comme un historien menteur. Mais le devoir de l’historien est bien de séparer strictement ses propres mots de ceux qu’il prête aux témoins ou aux personnages dont il relate l’histoire.

Dans un essai où je tente d’analyser l’écriture de Stendhal comme un défi adressé aux historiens, je m’arrête sur l’un de ses procédés, le discours direct libre, qui mêle dans l’italique les voix des personnages et du narrateur. Ce genre de beautés typographiques est interdit aux historiens. Car comment les morts pourraient-ils, sinon, se défendre contre le ventriloquisme de ceux qui prétendent écrire leur histoire ?

Quel est alors pour vous le noyau positiviste de l’histoire et comment s’y articulent la question de la preuve et la part du vraisemblable dans le récit ?

Je pense que les historiens, et moi-même comme les autres, cherchent la vérité. Et je pense que les vérités auxquelles nous aboutissons sont par principe révocables, ce qui implique qu’elles sont liées à des preuves et que ces preuves peuvent toujours être rejetées. Il faut préserver cette fragilité intrinsèque, contre l’hybris de certains historiens. Tout est fragile, pas seulement le passé, mais aussi le monde où nous habitons. On doit prendre soin de tout cela. C’est une forme de respect pour la vérité. Et c’est pourquoi la pratique de l’historien exige autant d’audace que de prudence. Il faut à la fois ne jamais cesser de lancer des hypothèses et toujours vérifier. Mais je pense que cette nécessité de prudence est liée à l’audace, parce que s’il n’y a pas audace, il n’est nul besoin d’être prudent.

Encore une fois, sans doute faut-il savoir se dédoubler. J’ai proposé autrefois une analogie entre la méthode historique et la restauration des tableaux. Au XIXe siècle, on tentait de cacher les éléments restaurés, de les fondre dans la toile ; je pense au contraire qu’il faut les souligner, et prêter attention à tout ce qui s’inscrit en pointillé. Il y a des instruments pour ça.

Vous parlez justement de la nécessité pour l’historien de « stériliser les instruments d’analyse » pour mettre à distance l’empathie spontanée qu’il peut éprouver envers son sujet. Qu’est-ce à dire ?

Je me méfie de ce mot d’empathie. Lorsqu’on déchiffre un procès de sorcellerie, on est dans l’étrange situation de devoir lire des archives de la répression par-dessus l’épaule de l’inquisiteur. On éprouve à la fois une identification émotionnelle avec les victimes et une proximité intellectuelle avec les juges. C’est comme s’ils posaient des questions que j’aurais moi-même posées. Cette proximité est d’autant plus troublante que je n’ai aucune sympathie pour eux. Voilà pourquoi je dois travailler à mettre à distance des sources qui ont été, d’une certaine manière, contaminées par des acteurs qui, dans le cas des inquisiteurs, cherchaient eux aussi à aboutir à la vérité. D’où la nécessité de stériliser les instruments d’analyse.

Cela vaut aussi pour cet essai que j’ai eu la hardiesse de consacrer, après tant d’autres, au texte magnifique de Montaigne sur les cannibales du Brésil. Parce qu’il s’intéresse à l’Autre, Montaigne incarne ces figures du passé que le temps rapproche au lieu de les éloigner. Mais, là encore, ce sentiment de familiarité est illusoire. Si Montaigne s’intéresse à la nudité du cannibale, c’est pour des raisons qui nous sont devenues étrangères et que je tente de reconstituer en établissant la variété des contextes – notamment quand je montre que cette nudité entre en écho avec celle dont Montaigne se réclame dans son adresse au lecteur. Mais dans la conclusion de son essai, Montaigne décrit la stupeur des sauvages brésiliens conduits devant la cour du roi de France à Rouen, et l’on voit soudain, par leurs yeux, l’absurdité de notre propre société.

Un ami m’a fait remarquer qu’il y a un saut entre cette conclusion cruelle et le texte qui la précède. Je crois qu’il a raison. Cela me fait penser à ce film de Jean Vigo, L’Atalante (1934), qui s’achève par une image aérienne d’une péniche au milieu du fleuve. C’est plus qu’une ellipse : un saut de montage. Je pense que les formes du montage cinématographique, dans leurs discontinuités mêmes, peuvent suggérer un sens tout à fait différent que celui d’une narration linéaire. Il y a ici quelque chose de spécifiquement lié à notre expérience émotionnelle, façonnée par le cinéma.

Dans votre manière d’écrire l’histoire, adoptez-vous un semblable art du montage ?

Sans doute, ne serait-ce que par l’habitude de composer mes textes en paragraphes, parfois très courts, et toujours numérotés. Je ne sais pourquoi, les revues comme les maisons d’édition détestent cela. Mais c’est pour moi l’un des symptômes minuscules qui rattachent mon écriture au cinéma. Voici pourquoi, même si j’espère bien écrire à nouveau un livre qui, comme Les Batailles nocturnes, aborde un sujet unique à partir de perspectives différentes, je me sens si à l’aise dans le genre du recueil d’essais. Car écrire un essai, c’est à la fois tester et tâtonner. C’est une manière de jeu, qui consiste à être sérieux sans se prendre au sérieux.

Il est certain que je veux partager un plaisir intellectuel avec le lecteur, mais cela n’empêche pas de tenir un propos grave : le Brésilien de Montaigne n’en vient-il pas, par jeu, à poser un regard terrible sur notre société ? J’aime les raccourcis. On me reproche parfois de placer mes hypothèses, ou les idées auxquelles je tiens le plus, dans les blancs de mes textes, ou dans les sauts de leur argumentation. Mais je répugne à asséner des vérités : on s’appauvrit à vouloir réduire sa pensée en formules. Ainsi pour le fameux « paradigme indiciaire » : j’ai utilisé l’expression dans un article, puis je ne l’ai plus jamais employée pendant vingt-cinq ans. Je préfère laisser les idées agir en profondeur plutôt que les diluer.

Je me rappelle que Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’auteur du Guépard, distinguait les écrivains maigres des écrivains gras. Je fais indéniablement partie des écrivains maigres. Laisser agir les raccourcis, ne pas diluer son laconisme, c’est sans doute faire confiance à l’intelligence de ses lecteurs. J’ai énormément appris de ma mère, Natalia Ginzburg. Mais la chose la plus importante peut-être qu’elle m’ait jamais apprise est que l’intelligence n’était liée à aucun privilège social. Les romans nous ouvrent à cette intelligence morale.

 

1. Héros de la résistance italienne antifasciste, Leone Ginzburg perdit sa chaire d’enseignement de littérature russe en 1934 parce qu’il refusa de prêter serment au régime de Mussolini. Arrêté et interné à plusieurs reprises, il mourut en prison en 1944.

2. Intellectuel de renom, Adriano Sofri fut au début des années 1970 l’un des leaders d’un groupe d’extrême gauche, Lotta Continua. Il fut arrêté en 1988 et accusé du meurtre du commissaire Luigi Calabresi en 1972, sur la foi du témoignage tardif d’un repenti. Dans Le Juge et l’Historien, Carlo Ginzburg s’attachait à évaluer la faiblesse de cette « preuve ». Cela n’empêcha pas Adriano Sofri, qui a toujours protesté de son innocence, d’être condamné à vingt-deux ans de prison en 1997. Cf. P. Boucheron, « L’affaire Sofri : un procès en sorcellerie ? », L’Histoire, nº 217, janvier 1998, p.18-19.

À l’origine de la « microstoria »

Carlo Ginzburg fit partie dans les années 1970 du groupe d’historiens italiens qui, avec Carlo Poni, Eduardo Grendi et Giovanni Levi, fondèrent autour de la revue Quaderni storici ce qu’on appelait alors la « microhistoire ». En proposant l’exploitation intensive d’un filon documentaire limité, il s’agissait moins de privilégier le « local » sur le « global » que de varier les échelles d’observation. S’approchant de l’objet, on ne voit pas seulement mieux, on discerne autre chose. Soit, le plus souvent, les stratégies et les expériences vécues des acteurs que manquait, selon les microhistoriens, l’histoire sociale traditionnelle éprise de séries statistiques et de phénomènes massifs (l’avènement des bourgeoisies, la construction de l’état). La microhistoire ne fut ni une école, ni une méthode homogène ; elle se diffusa hors d’Italie selon des modalités variées : les « changements de focale » de l’école des Annales en France, l’histoire du quotidien en Allemagne. Elle fut au total l’un des symptômes de la crise des grands récits paradigmatiques qui affectèrent la méthode des historiens, mais aussi la conscience historique.

L’historien comme un chasseur

[…] Dans son article célèbre intitulé « Traces », Carlo Ginzburg compare le travail de l’historien à la traque du chasseur. L’un comme l’autre doivent relever des traces laissées par des parcours ou des intrigues, qui témoignent au moins d’un événement : quelqu’un est passé par là. Ginzburg nomme « paradigme indiciaire » cette connaissance indirecte du passé par les traces qu’il a laissées. Il remarque son « émergence silencieuse », à la fin du XIXe siècle. C’est aussi le moment où la police scientifique traque l’indice, la psychanalyse le symptôme et les experts en attribution d’œuvre d’art le détail : autant de signes involontaires que l’on a longtemps pris pour le « rebut de l’observation » mais qui s’avéraient finalement déterminants pour mettre en récit ce qui demeurait, sans eux, obscur.