La Quinzaine littéraire, 15 octobre 2005, par Alain Jumeau
Ginzburg ou l’érudition de haute voltige
Carlo Ginzburg réfléchit depuis longtemps sur la notion de point de vue. Lorsque cet historien d’une érudition éblouissante, nourri de culture classique et moderne, délaisse provisoirement les documents non-littéraires qui constituent son domaine de recherche premier pour aborder la littérature et porter « quatre regards sur la littérature anglaise », depuis la Renaissance jusqu’à la fin du XIXe siècle, on peut s’attendre à un exercice de haute voltige intellectuelle.
Apparemment, l’exercice est bien rodé, puisque ce petit ouvrage, proposé ici dans une traduction lumineuse de l’édition italienne de 2002, reprend quatre essais, d’abord lus à l’Italian Academy de New York en février et en mars 1998, et auparavant présentés à Cambridge en janvier de la même année, dans le cadre des Clark Lectures. Dans les notes savantes abondantes qui étayent le texte actuel, on trouve même des précisions et des références apportées depuis par des lectures et des discussions scientifiques.
Le premier de ces essais qui proposent une vision non insulaire de la littérature anglaise nous transporte au début du XVIe siècle, avec une étude de L’Utopie de Thomas More (1516), ouvrage déroutant qui permet d’observer le Nouveau Monde à partir de l’Ancien et réciproquement. Ginzburg remet en question l’interprétation classique de Quentin Skinner, pour qui ce livre s’inscrit dans le genre bien précis de la théorie politique de la Renaissance en proposant « la meilleure forme d’État ».
Analysant les paratextes, il relève que le titre intégral de la première édition présente l’ouvrage comme un « Libellus… festivus ». Ce n’est pas pour autant qu’il accepte de suivre l’invitation de C. S. Lewis à ne pas prendre le livre trop au sérieux. Montrant avec beaucoup d’habileté tout ce que le livre doit à l’inspiration de Lucien de Samosate et à ses opuscules Saturnalia, traduits de grec en latin par Érasme, l’ami de More, il nous convainc qu’il n’y a pas de réelle contradiction entre les éléments sérieux et les éléments comiques, voire carnavalesques, de L’Utopie, en dépassant les « perspectives incompatibles » mises en évidence par Greenblatt.
Le deuxième essai est consacré aux enjeux idéologiques et surtout politiques qui se cachent derrière une discussion apparemment byzantine sur l’usage de la rime pendant la période élisabéthaine, c’est-à-dire à la fin du XVIe siècle et au tout début du XVIIe. Roger Ascham, tuteur de la reine Elizabeth et secrétaire latin de la reine Marie, veut proscrire la rime, qui aurait été introduite par des peuples barbares, et entend revenir au vers purement quantitatif des Grecs et des Romains, seuls garants de la civilisation et du raffinement. Alors s’élèvent des voix discordantes, comme celles de Sir Philip Sidney dans sa Défense de la poésie et de Samuel Daniel dans sa Défense de la rime. En fait la querelle des Anciens et des Modernes a déjà commencé et le refus du modèle classique conduit progressivement à une déclaration d’indépendance intellectuelle : l’Angleterre impérialiste s’affirme et devient une île.
Le troisième essai nous fait faire un bond d’un siècle et demi, pour participer à une enquête passionnante sur les origines littéraires et philosophiques du roman de Laurence Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy (1760-1767). Ginzburg revient sur les modèles revendiqués par Sterne, Rabelais et Cervantès, pour remarquer qu’ils seraient inconcevables sans la redécouverte de Lucien par Érasme et Thomas More. Selon lui, l’explication habituelle de l’absence d’intrigue et du développement fantaisiste de ce roman par l’influence des théories de Locke sur la libre association des idées paraît trop courte. Reprenant à son compte les conclusions de F. Doherty établissant l’influence du Dictionnaire de Bayle sur le contenu du roman, il va plus loin en montrant que cette influence est aussi perceptible au niveau formel, dans les digressions, les obscénités et le traitement du temps.
Le dernier essai se situe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Dans un premier temps, Ginzburg fait un travail de critique littéraire sur l’une des dernières nouvelles de Stevenson, conçue dans les îles Samoa, « La Bouteille endiablée ». Il en étudie les sources dans le mélodrame victorien, le folklore européen, le roman de Balzac, La Peau de chagrin, et réfléchit sur l’opposition entre l’art de Balzac, submergé par une masse de détails, et celui de Stevenson, cultivant l’omission et la concision. Puis il avance l’hypothèse que vingt-cinq ans plus tard, l’anthropologue anglais d’origine polonaise, Bromslaw Malinowski, a sans doute lu cette nouvelle, alors qu’il se livrait à un travail de terrain dans les îles Trobriand (en Mélanésie), et qu’elle a pu l’aider à comprendre le fonctionnement de la Kula, un vaste système d’échange complexe, dont Stevenson donnait une sorte d’équivalent romanesque.
Au terme de cette réflexion, le lecteur découvre une conclusion qui l’éclaire sur le sens du titre de ce recueil. Grâce aux Dévotions de John Donne (1624), il sait déjà que « nul homme n’est une île », mais Ginzburg le conduit plus loin : « l’archipel de Stevenson et celui de Malinowski sont là pour nous rappeler que nul homme n’est une île, que nulle île n’est une île. » L’honnêteté intellectuelle pousse Ginzburg à reconnaître qu’il n’est pas en mesure de démontrer le lien qu’il propose ici (aveu de modestie déjà présent dans le premier essai et le troisième). Mais tout plaide manifestement en faveur des hypothèses qu’il avance. Comme l’on dit dans sa langue natale, « se non è vero, è bene trovato ». Alors, bravo l’artiste !