Le Monde, 26 septembre 1997, par Pierre Lepape

Le procès de l’erreur

Voltaire bataillant pour la réhabilitation de Jean Calas, Zola risquant son capital de gloire littéraire dans la révision du procès Dreyfus : l’histoire des intellectuels a partie liée, dès ses origines avec la machine judiciaire. Il n’y a pas à s’en étonner. Dans la masse obscure des institutions et des représentations qui constituent ce qu’on nomme le pouvoir, la justice présente un visage éminemment romanesque. Malgré le charabia dont elle a soin d’entourer son fonctionnement et ses décisions, elle est un livre ouvert dans lequel chacun est autorisé à lire, une pièce de théâtre, un drame dont le rituel n’a jamais fini – il suffit de voir nos séries télévisées – de raviver la plus avouable de nos passions intimes : assister à la punition du coupable et à l’acquittement de l’innocent. La justice est le lieu où l’image du pouvoir prend corps.

Lorsque Carlo Ginzburg, intellectuel italien de haute volée, historien de la part nocturne de notre humanité, décide de contribuer à la révision du procès de son ami Adriano Sofri et de deux de ses camarades, il endosse donc un rôle connu et éprouvé. Mais il le joue à sa manière qui est nouvelle. Nos intellectuels, écrivains et savants, artistes ou idéologues, lorsqu’ils décidaient d’intervenir sur la scène judiciaire, le faisaient, sciemment, en amateurs. Ils abandonnaient un instant leur propre domaine de compétence, le roman ou la physique nucléaire, la peinture des paysans ou l’ontologie phénoménologique, pour devenir des citoyens ordinaires, plus célèbres que d’autres et la voix la plus retentissante, voilà tout. Le seul lien entre Germinal et l’affaire Dreyfus, c’est Zola. Et la société de son temps.

Carlo Ginzburg au contraire ne sépare pas son activité professionnelle de son intervention citoyenne. Grand spécialiste de la sorcellerie de la fin du Moyen-Âge au XVIIe siècle et des formes de sa répression, il applique au procès de Sofri, avec une rigueur scientifique implacable, les grilles de lecture qu’il a pu élaborer après ses immenses enquêtes sur les procès de sorcières. Dans son célèbre ouvrage sur Le Sabbat des sorcières (Gallimard, 1992), il montrait notamment comment, bien souvent, les récits de sabbat, les plus minutieux, les plus riches en détails « réalistes » que consentaient à avouer les accusés, ne faisaient que répondre au souhait et à la peur des juges, convaincus d’affronter un complot ourdi par les ennemis de la chrétienté. La justice inventait, en toute bonne foi et en suivant des procédures qu’elle estimait favorables à la recherche de la vérité, les monstres qui la hantaient. Suivant pas à pas le procès Sofri comme il le ferait d’un dossier de l’Inquisition, confrontant les pièces, analysant les témoignages, interrogeant les méthodes et les procédures, Ginzburg ne se contente pas de démolir l’accusation et de réclamer la libération des condamnés, il montre comment le traumatisme provoqué, dans les années 70, par l’activité des Brigades rouges a perverti, sans même qu’on en prenne conscience, la manière de penser et d’exercer la justice dans un État de droit. L’historien, fort de sa rigueur scientifique dans l’établissement des faits, donne une leçon d’exigence intellectuelle aux juges. La démonstration est écrasante.

[…]

Erreur judiciaire ? Cela semble ne faire aucun doute. Absence totale de preuve, à tout le moins. Tout repose sur les accusations du « repenti » Leonardo Marino dont Ginzburg n’a aucune peine à relever les contradictions, les approximations et les « oublis » si énormes parfois que les juges eux-mêmes n’ont pas pu éviter de les souligner… pour en tirer argument en faveur de la sincérité de Marino : il se trompe, alors que ce n’est pas son intérêt de se tromper, donc il dit vrai. C’est ainsi déjà que l’on établissait la réalité des sabbats. Défendre trois innocents condamnés et aider à faire réviser leur procès suffirait à justifier ce livre et à en souhaiter la plus large publicité. Mais le travail de Ginzburg dépasse cet utile enjeu. La protestation civique se double d’une analyse intellectuelle qui en multiplie le prix.

Le titre du livre en établit le programme : Le Juge et l’Historien. L’enquête que mène Ginzburg dans l’énorme archive du procès Sofri est orientée non par sa conviction morale de l’innocence de son ami – elle n’intéresse personne, dit-il, et n’a pas la moindre valeur – mais par une analyse comparée des démarches de l’historien et du magistrat dans l’établissement des faits et dans la construction des preuves. Le Juge et l’Historien devrait figurer devrait figurer dans la bibliographie indispensable à tous les élèves de nos écoles de magistrats – et pas seulement dans celle des étudiants en histoire.

Il ne s’agit certes plus, comme on l’a fait longtemps, de confondre les deux approches. Les historiens ne sont pas, ne sont plus des avocats à charge ou à décharge qui plaident devant le tribunal de la postérité. De même qu’on ne saurait peser dans la même balance une erreur scientifique et une erreur judiciaire. Mais, à force, dit Ginzburg, de vouloir purger l’histoire de ses tentations judiciaires, on a fini par rompre le lien qui existait entre le travail historiographique, la recherche des preuves, et, en fin de compte, la vérité. Il n’y a plus un passé dont on chercherait à reconstruire, au moins partiellement, la réalité ; il n’existe plus que des représentations. « Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, les notions de “ preuve ” et de “ vérité ” sont, au contraire, parties intégrantes du métier d’historien… Le métier des uns et des autres (historiens et juges) se fonde sur la possibilité de prouver en fonction de règles déterminées, que x a fait y ; x pouvant désigner indifféremment le protagoniste, éventuellement anonyme, d’un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale ; et une action quelconque. » C’est parce qu’il fait de la recherche de la vérité le centre de son activité scientifique que Ginzburg s’autorise à intervenir pour mettre à jour l’erreur. Les récits multiples de Marino, les attendus des jugements, les rapports de police sont des représentations, mais ils renvoient à des faits, lourdement réels. C’est ce lien qu’il convient de rétablir.

Son travail dès lors consiste à montrer comment – et savoir pourquoi – les juges ont failli à leur mission ; comment – et parfois pourquoi – ils ont, à la manière des historiens paresseux, pris le possible pour le probable et le probable pour le certain. Pas plus que le tout-venant des juges de l’Inquisition, ceux de Sofri ne sont des hommes malhonnêtes, ou des fanatiques ou des serviteurs aveugles d’une machinerie totalitaire. Ils construisent l’injustice, brique après brique, avec la meilleure foi du monde et la conviction d’être justes.

L’analyse des procès staliniens montrait la mise en scène judiciaire de logiques sociales effroyables mais relativement simples, commandées par le terrorisme d’État, la confusion des pouvoirs et l’exclusion des formes les plus rudimentaires du débat contradictoire. Le procès n’est qu’une sinistre farce d’où l’idée de justice est de bout en bout absente. Il ne nous apprend rien sur la vérité et sur l’erreur. En revanche le procès Sofri et la lecture qu’en fait Ginzburg nous concernent. Les formes ont été intégralement respectées ; les témoins ont parlé d’abondance et librement, les magistrats ont pris le temps de la réflexion. Il y a eu appel, cassation, acquittement, annulation, nouveau verdict et encore cassation. L’Italie est une démocratie. Mais on y ressuscite la figure nocturne des procès en sorcellerie.