Libération, 10 février 1997, par Édouard Mir
L’Italie toujours hantée par ses années de plomb
Adriano Sofri divise et embarrasse l’Italie. La condamnation définitive de l’ancien leader de Lotta continua, l’un des principaux mouvements gauchistes des années soixante-dix, et de ses amis, Ovidio Bompressi et Giorgio Pietrostetani, à vingt-deux ans de prison pour le meurtre, en 1972, du commissaire de police Luigi Calabresi, a fait resurgir les fantômes des « années de plomb ». Bon nombre d’intellectuels, de juristes et d’hommes politiques s’interrogent en effet sur le fonctionnement de la justice, sur l’utilisation excessive des « repentis », ces collaborateurs de justice devenus la figure clé de chaque enquête judiciaire. Dans sa cellule de la prison de Pise, Adriano Sofri – emprisonné il y a quinze jours – lit Dickens, répond à des milliers de messages de solidarité et tient une chronique tous les jours dans le quotidien Il Foglio. Il fait savoir qu’il ne demandera jamais la grâce au président de la République et qu’il se battra jusqu’au bout pour obtenir justice.
L’affaire éclata en 1988, quand Leonardo Marino, vendeur de pizzas à la sauvette, pris d’un remords pour le moins tardif, avoua avoir été le chauffeur du commando qui, seize ans auparavant, avait tué le commissaire Calabresi. À l’en croire, Bompressi aurait appuyé sur la détente et l’ordre aurait été donné par Sofri et Pietrostefani, alors respectivement leader et numéro deux de Lotta continua. Les trois accusés clament leur innocence. Le repenti Marino tombe dans de nombreuses contradictions, et ses accusations n’ont pu être prouvées clairement. Six procès ont eu lieu en cour d’assises. Ils sont tour à tour acquittés puis condamnés. Le verdict est cassé. Ils sont condamnés et acquittés à nouveau, puis le verdict est encore une fois cassé. Ils sont finalement condamnés, et la Cour de cassation vient de confirmer définitivement cette décision.
« On ne fait pas le procès de l’Histoire », écrit le quotidien Il Manifesto, qui publie chaque semaine huit pages extraites de Lotta continua, le quotidien dirigé jadis par Sofri, pour restituer le climat dans lequel de telles accusations ont pu mûrir. Des intellectuels radicaux s’auto-accusent. Comme Joyce Lussu, poétesse et ex-femme d’une légendaire figure de la résistance : « Moi aussi j’ai sabré le champagne quand j’ai su qu’on avait tué Calabresi. Et alors ? » Le commissaire était l’un des hommes les plus haïs de ces années-là : on le soupçonnait d’avoir fait « sortir par la fenêtre », en décembre 1969, un anarchiste, Giuseppe Pineli, interpellé au lendemain d’un attentat à la bombe qui avait fait 15 morts à Milan. « La question n’est plus de savoir si Sofri et ses amis sont innocents ou pas, mais vingt-cinq après les faits présumés, on n’est plus forcément le même et on ne devrait plus être jugé », écrit Giorgio Bocca, l’une des stars du journalisme transalpin. Mais le cas d’une femme qui vivait sous une fausse identité et vient d’être arrêtée pour avoir tué son amant il y a vingt ans ne semble pas soulever la même indignation dans la presse.
Malgré quelques contradictions, les journaux ne veulent pas de justice à la carte et dénoncent le côté aberrant du fonctionnement de l’appareil judiciaire en général. La génération de 68, qui est aux commandes dans la plupart des quotidiens, des hebdomadaires ou des émissions d’information des chaînes de télévision publiques ou privées, se sent sans doute concernée et monte au créneau. Un quotidien de la capitale, orienté à droite, s’en prend du coup « au lobby de Lotta continua dans les médias » Mais le sentiment que Sofri est victime d’une injustice va bien au-delà des complicités d’une génération. Des patrons de presse restés de gauche prennent la plume, comme d’autres passés au centre droit. Il Foglio, le quotidien créé par Giuliano Ferrara, ex-communiste et ex-ministre de Silvio Berlusconi ouvre ses pages à Sofri pour qu’il tienne une chronique régulière de la prison. Lors d’une émission de variétés à grand succès consacrée par la R.A.I. aux années soixante-dix, l’animateur lâche un « courage, Adriano ! » à l’adresse de l’ancien leader gauchiste. La polémique rebondit sur le rôle démesuré des repentis, qui « avouent et dénoncent » pour obtenir des remises de peine et souvent même d’importantes sommes d’argent.
D’autres protagonistes des années de plomb, condamnés eux aussi sur des témoignages de repentis, font entendre leur voix. Oreste Scalzone, réfugié à Paris, interviewé par le Corriere della sera, se demande, ouvertement provocateur, « pourquoi la gauche ne croit pas au repenti qui accuse Sofri et croit à celui qui accuse Andreotti », l’ancien président du Conseil inculpé de complicité avec la Mafia. Avant de conclure qu’il faut changer toute la législation sur les collaborateurs de justice. À son tour, Francesca Mambro, terroriste de droite, condamnée à perpétuité pour des crimes qu’elle a reconnus, demande elle aussi à être écoutée « comme Sofri » quand elle nie désespérément avoir posé la bombe dans la gare de Bologne qui avait fait plus de 100 morts en 1980.
En fait, les mésaventures de Sofri et de ses amis ont ramené au premier plan des problèmes que l’Italie avait refoulés, voire oubliés. Ainsi, on reparle d’une solution politique des années de plomb. Une proposition de loi prévoyant une remise de peine généralisée a été approuvée par la Commission justice du Parlement et devrait être prochainement discutée en séance plénière. La quasi-totalité des partis est d’accord : cela ne concernera pas Sofri et ses amis. Il faudra trouver pour eux une solutionad hoc. Les Verts tablent sur une grâce présidentielle. L’un des juges de la Cour de cassation, qui les a envoyés en prison, s’est déclaré publiquement favorable. Mais Sofri et les autres ne sauront pas se contenter d’une solution qui les remet en liberté mais ne leur rend pas justice.