Libération, 13 octobre 2005, par Jean-Baptiste Marongiu
Pour Carlo Ginzburg, aucune littérature n’est insulaire
Diverses traces, des plus manifestes au plus labiles, certaines biographiques, d’autres théoriques, laissent apparaître l’intérêt constant de Carlo Ginzburg pour la littérature et plus généralement pour l’espace commun de la lecture et de l’écriture. Sa mère Natalia était une romancière italienne célèbre ; son père, Leone, un génial critique littéraire, traducteur du russe, né à Odessa et assassiné par les Allemands dans une prison romaine en 1944 ; Carlo lui-même s’est essayé à quelques romans puis a bifurqué vers l’histoire, en gardant les exigences stylistiques d’un véritable écrivain. Cependant, c’est en historien qu’il porte ici son regard sur quatre cas de littérature anglaise, comme autant de moments où s’est posée la question du rapport entre la réalité et la fiction. En effet, le maître de la micro-histoire n’est pas de ceux qui pensent que l’on puisse réduire sa discipline à une simple fiction, à un récit, puisque, si les faits historiques ne prennent de véritable signification qu’une fois interprétés, ils existent néanmoins au-delà de la représentation que peut en faire l’historien et lui résistent même. Entre alors en compte la recherche d’une juste distance entre l’histoire et la littérature, le fait et sa théorie. Dans Nulle île n’est une île, Carlo Ginzburg reprend à nouveaux frais cette question du rapport entre le réel et l’imaginaire, mais à l’envers : il ne s’agit plus de souligner la dette de l’histoire envers le récit mais d’éclairer la façon dont la littérature, même quand elle se veut la plus éloigné du réel, se relie au monde qui la contient.
Quoi de plus détaché de la réalité, de l’histoire et même du monde que L’Utopie de Thomas More, le traité sur le régime politique d’une île qui n’existe nulle part et qui ne cesse de faire signe à une Angleterre en pleine mutation ? Ginzburg reconstruit l’arrière-plan de l’entreprise de More, le milieu intellectuel non insulaire et absolument européen qui non seulement la rend possible mais en est partie intégrante, notamment par la personne d’Érasme, le grand ami du chancelier. Un signe de piste, une trace, un mot parfois, suffit à guider un historien que passionne le détail et qui abhorre les théories comme les jugements sans preuves. Aussi, ce mot de festivus (joyeux, agréable, festif), présent dans le sous-titre de l’édition anglaise et disparu dans l’édition française, vient-il rappeler que ce traité de politique-fiction écrit en latin est, entre autres, un jeu de l’intelligence et que l’étrange projection dans un espace inexistant a le pouvoir de le river avec encore plus de force à son temps.
À la fin du XVIe siècle, moins de cent ans après la parution de L’Utopie donc, sir Philip Sidney semble, avec sa Défense de la poésie, prendre les plus grandes distances non seulement avec l’Europe continentale mais avec sa tradition littéraire, sur la question de la rime notamment. Mais loin d’un enfermement isolationniste, il s’agit là encore d’une ouverture, inédite dans sa radicalité, à d’autres possibles du poème, célébrant l’expansion commerciale et plus tard impériale de l’Angleterre aux quatre coins du globe. Au XVIIIe siècle, Laurence Sterne, de nouveau, s’ancre sans complexes dans la tradition littéraire continentale. D’ailleurs, son Tristram Shandy, rappelle Carlo Ginzburg, serait impensable sans Rabelais et Cervantes qui, eux-mêmes, n’auraient jamais existé sans la découverte de Lucien de Samosate par Thomas More et Érasme. Il arrive alors que ce roman retranché du monde réel ne cesse de l’interpeller par toutes sortes d’invites, voire de stratagèmes typographiques aussi spirituels que tactiles : « Le caprice despotique d’un narrateur qui ne connaît aucune limite se trouve ainsi contrebalancé par la part active que prend le lecteur à la production du texte. »
Le texte et le monde, l’histoire et la fiction, la théorie et les faits : tous ces thèmes qui taraudent Carlo Ginzburg vont et viennent, dérivent partout dans Nulle île n’est une île. Réagencés, ils sont comme mis en abîme dans le quatrième essai. Saisissant, il est consacré à la rencontre improbable (mais qui a eu lieu dans les eaux polynésiennes et loin de l’Angleterre), de certains écrits de Robert Louis Stevenson (un bon quart de siècle après sa mort en 1892) par Bronislaw Malinowski, un tout jeune Polonais qui cherche et qui n’a encore rien trouvé de ce qui fera sa renommée parmi les fondateurs britanniques de l’ethnologie. Pourtant, les faits sont là sous le nom de kula, cette circulation de femmes, bijoux, objets, animaux, échangés avec des coquillages sans valeur autre que symbolique. Clé de voûte et clé interprétative d’une société de milliers d’îles, la kula crève les yeux, mais Malinowski ne peut pas la voir car il lui manque tout simplement une théorie adéquate, qui lui viendra peut-être de la lecture d’une nouvelle de Stevenson : La Bouteille endiablée. Dans le récit aussi il est question d’une circulation des biens en pure perte, puisque ladite bouteille ne donne un bonheur durable à son acquéreur que s’il parvient à la revendre à un prix moindre que son prix d’achat. Ce qui pose des problèmes insolubles quand on se rapproche de la gratuité, vu que le don a été, au préalable, formellement interdit.
Comme l’île, un homme n’est jamais une île, car s’il l’était, il ne pourrait s’extraire du même, c’est-à-dire d’une identité immuable, sans devenir, et donc mortifère, semble dire Carlo Ginzburg, poursuivant ainsi son archéologie de l’altérité.