Libération, 9 octobre 1997, par Robert Maggiori
Entretien avec Carlo Ginzburg. Propos recueillis par Robert Maggiori.
N’est-il pas gênant de partir de quelque chose dont vous êtes d’emblée convaincu, à savoir l’innocence d’Adriano Sofri et de ses coïnculpés ?
Les investissements d’ordre personnel, idéologique, politique ou religieux existent toujours, et je ne pense pas – d’ailleurs cela ne réussit jamais – qu’il faille les nier. Mais il faut en être conscient et les contrôler rigoureusement, de façon à ce qu’ils ne conduisent pas à éliminer des données qui contrediraient les présupposés initiaux. Je n’ai pas songé une seconde à cacher ma conviction de l’innocence de Sofri, simplement parce que ma démonstration est sur une autre ligne, d’où sont exclues toutes les considérations personnelles : c’est pourquoi elle s’adresse à des gens qui peuvent tout ignorer de l’« affaire » et, surtout, qui ne sont pas convaincus de l’innocence de Sofri.
Vos analyses ont-elles eu un effet réel, notamment sur les juges ?
Comme cette affaire s’est mal terminée, par la condamnation de ceux que je crois innocents, il me serait, hélas ! facile de dire que mon travail n’a pas eu d’effet. J’espère cependant que le livre contribue à maintenir une « tension » européenne autour d’une affaire proprement scandaleuse. Il y a une sorte d’intérêt général démocratique dans le fait de donner à voir comment fonctionne un procès concret. Et pour celui-ci, j’ai voulu montrer, puisque le doute doit profiter à l’accusé, qu’il n’y avait même pas de doute, qu’il n’y avait rien !
Pas de responsabilité non plus ?
La responsabilité morale n’est pas la responsabilité pénale, et je pense qu’une société qui confond ces deux éléments est dans de beaux draps. Je trouve énorme qu’on ait parfois pu réagir à la sentence définitive avec un sens de soulagement, comme si on s’était dit que, si les trois condamnés sont innocents du point de vue pénal, ils sont quand même coupables du point de vue moral. C’est une ignominie.
Quel est le point le plus faible de l’accusation ?
Le simple fait que Marino ait d’abord déclaré que l’un des accusés (Pietrostefani) était à Pise, et réalisé ensuite que ce dernier s’était bien gardé d’y aller, aurait dû faire peser le soupçon sur toutes ses déclarations, seul élément à charge. Confrontés aux souvenirs de Sofri, les « aveux » de Marino ont laissé apparaître quantité de contradictions et d’invraisemblances. Mais cela n’a servi à rien. On a fait des expertises et des contre-expertises pour savoir… quelle quantité de pluie était tombé ce jour-là à Pise ! Ce n’est pas ma plume qu’il eût fallu, mais celle d’un grand écrivain satirique pour décrire les farces grotesques qui se sont déroulées durant des années dans les salles des tribunaux italiens !
Pourtant la condamnation définitive est venue après… sept procès…
Attendez. Dans la sentence des chambres réunies il est dit en toutes lettres que les éléments d’inculpation sont insuffisants : la cour d’appel, en décembre 1993, a prononcé un verdict d’acquittement ! Il y a eu ensuite une procédure honteuse, puisque la rédaction des attendus du verdict a été confiée à l’un des juges qui s’était opposé à l’acquittement, lequel a confectionné ce que dans le jargon juridique on appelle une « sentence-suicide », c’est-à-dire rédigée de façon si ouvertement illogique et contradictoire qu’elle appelait l’annulation pour vice de forme. D’où le nouveau procès, et la condamnation. Voilà comment la volonté populaire est contrecarrée par un hyperformalisme juridique !
C’est cela qui vous a fait parler de « familiarité » entre ce procès et les procès en sorcellerie ?
Habitué à lire des procès d’Inquisition du XVIe-XVIIe siècle, j’ai eu en effet, en analysant les actes du « procès Sofri », la possibilité de déceler certaines similitudes, qui ne jouent pas en faveur des juges du XXe siècle ! Comme dans les tribunaux inquisitoriaux, les interrogatoires – le nouveau code ne le permettrait plus – ont été menés dans le secret, même en des lieux aussi inappropriés que des casernes de carabiniers. L’historien a affaire à des documents écrits dont il ne suffit pas de dire s’ils sont vrais ou faux : il faut comprendre quels sont les filtres qui ont rendu leur construction possible. Le problème de la transcription est essentiel. À l’écrit, bien des choses se perdent, les silences, les hésitations, etc., que les transcripteurs tentent de récupérer par la ponctuation, ou des annotations entre parenthèses (« rires », « larmes »), sans être toujours conscients qu’ils ajoutent des interprétations. Les notaires du Saint-Office le faisaient aussi. D’autre part, dans les procès en sorcellerie, avait une place cruciale l’appel en cause, c’est-à-dire le fait qu’un premier inculpé (sous la torture souvent) impliquait d’autres personnes, qui avaient par exemple participé avec lui au sabbat. Un seul procès, du coup, en suscitait des dizaines d’autres, en cascade. Aujourd’hui, on a la figure du « repenti », qui joue un grand rôle dans les procès de la Mafia. Je n’ai jamais pensé qu’il faille absolument se passer des témoignages de personnes qui ont elles-mêmes commis des actes criminels ou été complices. Mais encore faut-il que le contrôle de leurs déclarations soit des plus sévères, qu’on ne néglige jamais la recherche d’éléments de preuve indépendants, surtout si le « repenti », grâce à ses déclarations, trouve quelque bénéfice (remise de peine, protection policière, sommes d’argent). Or, de ce point de vue, il y avait chez certains juges de l’Inquisition un souci pour la preuve que je ne trouve pas toujours chez leurs collègues d’aujourd’hui.
C’est difficile à entendre. L’image qu’on a des procès inquisitoriaux est toujours de violence, d’arbitraire…
L’image est vraie, bien sûr. Il n’empêche que c’est à l’Inquisition romaine, héritière de la médiévale, que l’on doit d’avoir émis des doutes sur les procédures des tribunaux ecclésiastiques. Au début du XVIIe siècle, dans les milieux de la Congrégation romaine du Saint-Office, fut éditée une« Instruction sur la façon de mener les procès des sorcières, sorciers et faiseurs de maléfices » qui recommandait aux juges de faire preuve d’« exquises diligences judiciaires », de ne pas attribuer guérisons et maladies à des sortilèges ou à des causes « maléfiques » avant d’en avoir effectivement cherché les causes naturelles, bref, de soumettre à vérification les déclarations des inculpés témoins.
La plupart du temps, pourtant, on présupposait la culpabilité.
En effet, et l’on se servait de la « logique » pour la « prouver ». Quand on parcourt la littérature démonologique, on voit bien que la sorcière présumée avait peu de chances de s’en sortir, quoi qu’elle dise, car on cherchait moins à savoir si elle avait pratiqué ou non la sorcellerie qu’à montrer qu’elle était coupable. Par rapport à ces pratiques, l’« Instruction » de la Congrégation romaine marque un réel progrès. Mais cela n’a pas fait que l’on n’utilise plus la fameuse « preuve logique » ! Dans le « procès Sofri », l’ordonnance-verdict du juge Lombardi dit qu’une « masse énorme de confirmations objectives » permettent de définir « fiables » les déclarations du repenti Marino, mais ajoute que cette « fiabilité » peut donc être logiquement étendue aux affirmations dont il n’est pas possible de trouver la confirmation objective !
Comment faire autrement ?
En tant qu’historien, je suis très attaché à la notion de « preuve ». Je ne veux pas dire par là que des phénomènes inexistants, des faits inventés ou des « fantômes » soient insignifiants. Depuis les Rois thaumaturges de Marc Bloch, on sait à quel point il est intéressant d’étudier leur efficacité symbolique, qui crée la « représentation » et façonne les mentalités. Durant l’été 1789, les paysans français ont constamment craint d’être agressés par des bandes de brigands. Cette crainte, analysée par Georges Lefebvre (la Grande Peur, 1932), est un objet historique en soi. Mais l’intérêt pour les « représentations » ne doit pas faire négliger le principe de réalité. L’historien doit aussi chercher à savoir si lesdites bandes de brigands existaient réellement ou non, ne serait-ce que parce que, attestée, leur inexistence rend encore plus révélatrice et plus « parlante » la peur des paysans. Cela dit, en guise de preuve, l’historien n’a souvent que des indices, des traces, des archives lacunaires, des témoignages tronqués. Ce n’est pas rien. L’étude du détail peut se révéler très fructueuse. Cependant, quand on n’a que des traces, on ne peut pas combler les « manques » par des conjectures ! Voyez le statut qu’a en histoire la biographie. Il est impossible de tout savoir de la vie d’un individu : aussi peut-on en appeler au « contexte » pour introduire certains éléments explicatifs. Mais selon des modalités extrêmement précises. On peut écrire à l’aise qu’un paysan « s’en alla en sifflotant », mais on ne peut pas lui mettre dans la bouche une formule d’exorcisme anglo-saxonne sans qu’une recherche historique n’ait attesté qu’en fonction de sa culture, de ses fréquentations, de son lieu d’habitation, etc., ledit paysan pouvait selon toute vraisemblance connaître l’exorcisme saxon. Le juge aussi tient compte du « contexte », généralement pour chercher les circonstances atténuantes, d’ordre biologique, historique et social. Mais il ne peut pas établir une logique déterminée dans les comportements individuels en tirant du « contexte » les chaînons manquants, en passant de la simple possibilité à l’assertion de fait. Or il me semble que dans le « procès Sofri », c’est exactement ce qui a été fait : les juges se sont comportés comme de piètres historiens, en remplaçant ce qu’ils n’avaient pu établir sur le plan de la documentation purement judiciaire par des éléments de mauvaise historiographie. D’après le « contexte », quoi qu’ils disent, les trois anciens militants de Lotta Continua ne pouvaient pas être innocents. Cela rappelle quelque chose. Jadis, si la femme accusée de sorcellerie avouait, elle était évidemment condamnée ; si elle se taisait malgré la torture, ou si elle mentait, c’est qu’elle avait subi un envoûtement, un maleficium taciturnitatis, ou qu’elle était « fille » du diable menteur. Elle était condamnée dans tous les cas.