Hommages à Henri Meschonnic

Meschonnic, homme libre

L’Humanité, 16 avril 2009, par Alain Freixe

Hommage. Ce poète n’écrivait pas des poèmes, il était celui que les poèmes faisaient. Henri Meschonnic est mort le 8 avril dernier.

Lodève, les Voix de la Méditerranée. Été 2008. Je viens d’écouter Jean-Yves Masson s’entretenir avec Henri Meschonnic. Riche de quelques questions, je le croise sur le stand de l’Atelier du Grand-Tétras qui publie la revue Résonance générale qui lui a consacré son numéro 1. Philippe Païni, Daniel Leroux, Laurent Mourey et Serge Martin, à qui j’ai emprunté le titre de cet article, en sont les rédacteurs. Je le retrouve ensuite sur le stand de la revue Faire part aux côtés d’Alain Chanéac et Alain Coste, qui la dirigent et qui viennent de publier, après un Jacques Dupin, matière d’origine, Le poème Meschonnic. À ma proposition d’un entretien à paraître dans nos colonnes courant 2009, il répond, sans hésitation et avec enthousiasme, favorablement. J’allais engager l’échange quand la ramasseuse de sarments est entrée hors saison dans ses vignes. Henri Meschonnic est mort le 8 avril. Lui qui fut toujours homme de chantier, toujours à l’avant de lui-même, aventurier de la voix dans le poème, le voilà comme habitué à lui-même, à ses œuvres.

Si « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience », selon les mots de René Char, alors Henri Meschonnic mérite les deux, par-delà toutes les polémiques et les inimitiés. Il est vrai que l’homme eut parfois la plume dure et le mot acéré pour nombre de ses pairs. Et ils sont nombreux car cet enseignant, professeur de linguistique et de littérature à Lille d’abord puis à Paris-VIII développa une œuvre critique – critiquer fut toujours pour lui conduire une réflexion sur ce qu’on ne connaît pas – considérable toujours en rupture avec les discours institués ou les modes tant sur le plan des essais – comment ne pas citer son Pour la poétique IV, Écrire Hugo (1977) ou son Langage Heidegger (1990) – que sur celui des traductions – celles qu’il entreprit de la Bible, dès 1970 avec les Cinq Rouleaux sont demeurées célèbres.

Sa grande originalité et ce qui donne cohérence à cet immense chantier fut de le développer à partir du poète qu’il entendait être depuis ses Dédicaces proverbes (Gallimard, 1972) au tout récentDe monde en monde, paru en janvier dernier aux éditions Arfuyen. Ce poète n’écrivait pas des poèmes, il était celui que les poèmes faisaient. Avec Henri Meschonnic, le poème passe devant, la poésie derrière. Entendons-nous, la poésie quand elle n’est que cet amour de la poésie qui « produit des fétiches sans voix » avec quoi malheureusement, selon lui, on confond la poésie.

Avec Henri Meschonnic, le poème ne célèbre pas. Ne décrit pas. Ne nomme pas. Le poème est intervention – je ne peux m’empêcher d’entendre le « fini, maintenant j’interviendrai » d’Henri Michaux ! – ce qui suppose coupure et transformation. À Henri Meschonnic, on doit cette définition du poème : « Il y a poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie. » Alors le poème, cet acte de langage qui toujours recommence, ce rythme particulier qu’il est rend visible notre rapport au monde. Là est le grand apport d’Henri Meschonnic : avoir pris le parti du rythme – Critique du rythme (Verdier, 1 982), La Rime et la Vie (Verdier, 1990, repris en 2006, collection Folio),Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995)… – le parti du sujet. Celui du continu tant le rythme, selon lui, contient à la fois l’objet et le sujet, le monde et l’artiste. « Subjectivation maximale du langage », le poème est rythme. Il est l’oralité même, la voix comme « mode de signifiance » du langage dans l’écrit comme dans le parlé. Le poème donne plus à entendre qu’à voir. Il donne à entendre ce que les mots ne peuvent pas dire, ce continu d’un sujet. Là se fait le partage : de sujet à sujet – « Je parle, écrit Henri Meschonnic dans De monde en monde, / pour partager le silence / qui pousse tous les mots […] pour transformer le silence / c’est ainsi qu’on s’entreparle. »

Cette théorie du rythme et du sujet rend indissociable poétique, éthique et politique. Le poème – l’œuvre d’art en général – est acte éthique et politique. Comme tel il transforme le sujet qui le fait et le sujet qui le reçoit. Pour cela, Henri Meschonnic pensait que les poèmes étaient susceptibles d’être entendus par chacun et que mettant en jeu le langage – ce qu’on en sait comme ce qu’on en fait – il mettait en jeu la société elle-même. Henri Meschonnic ne s’est pas contenté de faire parti du monde – « on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, écrivait-il, mais pour vivre et transformer la vie » – il sut y être présent. Et une présence, cela s’impose, s’expose. Et dérange. Comme un coup de vent. S’il déchire, il éclaire le paysage. À chacun d’aller vers ce qu’il ne connaît pas !

 

Hommage : écouter le poète érudit Henri Meschonnic

Nonfiction.fr, 13 avril 2009, par Camille Renard

 

Hommage à Henri Meschonnic

Kef Israel13 avril 2009, par Rachel Samoul

 

Linguiste, poète et traducteur de la Bible : Henri Meschonnic

Le Monde, 11 avril 2009, par Samuel Blumenfeld

Linguiste, poète, traducteur de la Bible, Henri Meschonnic est mort le 8 avril à l’âge de 76 ans d’une leucémie. Il était professeur émérite à l’université Paris-VIII. Sa carrière universitaire avait commencé à Lille.

Né à Paris le 18 septembre 1932, il menait depuis le début des années 1970 sa triple activité. Il a édifié une œuvre marquante, et pas seulement dans le champ des sciences humaines. Cette recherche protéiforme, où critique littéraire, traduction, création littéraire, psychanalyse, linguistique et philosophie interagissent en permanence, ne porte pas la seule marque d’un exceptionnel éclectisme. Il faut d’abord y voir une démarche cohérente, soudée, qui tourne le dos aux catégories en vigueur, cherche à dépasser l’histoire et la théorie des pratiques littéraires, pour comprendre comment, et pourquoi, la poésie reste le lieu le plus vulnérable et le plus révélateur de ce qu’une société fait de l’individu.

Dès la publication de son premier ouvrage, Pour la poétique (Gallimard, 1970), qui connaîtra, entre 1973 et 1978, cinq volumes de prolongement (dont deux consacrés à Victor Hugo), le travail d’Henri Meschonnic s’efforce de poser beaucoup de questions. Elles sont simples, en apparence, mais leurs enjeux sont en fait vertigineux : qu’est-ce qu’un mot poétique, un texte, une œuvre, la valeur ?

Ces interrogations, il ne cessera de les creuser encore dans une partie de ses ouvrages ultérieurs :Critique du rythme, Anthropologie historique du langage (Verdier, 1982), La Rime et la Vie (Verdier, 1990), Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995), Dans le bois de la langue (Laurence Teper, 2008). Pour y apporter des éléments de réponse, Henri Meschonnic tourne le dos aux instruments d’analyse de la stylistique, héritage des XVIIe et XVIIIe siècles, et qui correspondent à une conception ornementale de la littérature. Mais il refuse aussi de se laisser enfermer dans ceux du structuralisme, triomphant dans les années 1970.

Cette opposition au structuralisme, comme sa critique acérée des concepts linguistiques, tellement en vogue à cette période, appliqués à l’analyse du texte, explique l’accueil relativement froid ou confidentiel fait à une œuvre qui échappe aux modes et aux tendances.

Pour Henri Meschonnic, le structuralisme aboutit souvent à des modèles pauvres, qui ne peuvent rendre compte de manière satisfaisante des spécificités du texte littéraire. On ne peut, selon lui, saisir la particularité d’une œuvre sans comprendre qu’un texte est un rapport entre un objet et un sujet, à l’intérieur d’une histoire et d’une idéologie, éléments restés impensés par le structuralisme.

L’ennemi majeur de la pensée du langage, de la poésie ou la littérature ? C’est, pour lui, la conception du langage qui règne, en tout cas en Occident, depuis Platon, et qui repose sur ce que les linguistes appellent le signe, c’est-à-dire le dualisme interne de la notion de langage où un mot est un son et du sens. L’hétérogénéité entre la forme et le contenu est particulièrement catastrophique pour penser un poème.

Chair contre esprit, voix contre écrit, vers contre prose, langue contre littérature, individu contre société : Henri Meschonnic ne cessera de battre en brèche ces oppositions. Il renvoie dos à dos scientisme et subjectivisme, formalisme et thématique. Ses « appuis » théoriques sont des philosophes, des linguistes, des essayistes : Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Émile Benveniste (1902-1976), Walter Benjamin (1892-1940), les formalistes russes, dont la pensée échappe au clivage entre forme et contenu, pour déceler dans l’œuvre d’un écrivain ce qu’il fait de sa langue et que personne n’avait fait auparavant. On n’oubliera pas, entre autres, le texte époustouflant sur La Vie antérieure de Paul Eluard (dans Pour la poétique III), ou l’étude du jeu des finales dans Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo (Pour la poétique IV).

Un autre grand versant de son œuvre est la tâche monumentale de ses traductions bibliques. Commencée en 1970 avec les Cinq rouleaux (Le Chant des chants, Ruth, Comme ou Les Lamentations, Paroles du Sage, Esther), elle s’était poursuivie depuis le début des années 2000 avecAu commencement, traduction de la Genèse, Les Noms, traduction de l’Exode, Et il a appelé,traduction du Lévitique, Dans le désert, traduction du livre des Nombres (Gallimard, puis Desclée de Brouwer).

Il faut envisager ces traductions de manière solidaire avec le travail de poète et de linguiste d’Henri Meschonnic. À propos de cette tâche, il déclarait au Monde en 2005 : « L’hébreu ne dit pas « langue sainte », il dit « langue de la sainteté ». Il y a la langue, et il y a la sainteté. Le paradoxe est que je traduis un texte écrit dans la langue de la sainteté, mais je ne le fais pas en religieux. Je le fais comme quelqu’un qui essaie de comprendre le rapport entre le divin et le langage. »

Henri Meschonnic est parti d’un constat : le texte biblique hébreu est rythmé de bout en bout de telle manière qu’il échappe à la distinction traditionnelle entre vers et prose, phénomène ignoré par la plupart de ses traducteurs, en France et ailleurs. Il veut rendre au texte biblique le continu rythme-syntaxe-prosodie, lui redonnant ainsi sa force et son authenticité. Surtout, il ramène un texte juif à sa spécificité juive. La traduction de la Bible étant un phénomène essentiellement chrétien qui ne s’appuie que sur la langue, et ignore totalement le rythme propre au texte biblique, Meschonnic s’efforce de redonner à ce texte fondateur son identité. Pouvait-on argumenter sur la pertinence ou non de sa traduction ? Compte tenu de sa démarche, il eut sans doute jugé vain ce débat sans fin. Lui importait plutôt d’avoir, en restituant ces textes, donné à lire et à sentir leur beauté et leur complexité.

 

« Ce sont mes mots qui me disent/et qui me réconcilient »

Le Monde, 11 avril 2009, par Patrick Kéchichian

Henri Meschonnic n’avait pas l’esprit de discipline. Traduire, réfléchir sur le langage, écrire des poèmes : il parlait d’une « conjonction » visant à transformer l’idée traditionnelle du rythme et, au-delà, d’instaurer une « certaine forme de pensée critique ». On ne peut qu’être impressionné par la cohérence de cette pensée stimulante, même lorsqu’elle emprunte les voies de la polémique, avec l’injustice et l’outrance que tolère le genre. Sa poésie semble suivre d’autres chemins. Jamais alourdie par l’esprit théorique, elle est comme apaisée, chaleureuse, transparente, souvent lyrique – sans jamais tomber dans la confidence impudique d’un « je » triomphant. L’intime sait au contraire se faire impersonnel, universel : « Ma voix vient/d’en dehors de moi/elle vient de là/où je ne suis plus… » La vitalité de ces vers n’est pas batailleuse, mais au contraire généreuse, bienveillante, amoureuse aussi.

Après quelques poèmes au début des années 1960 dans la revue Europe, Henri Meschonnic publie son premier recueil, Dédicaces proverbes, en 1972 chez Gallimard (prix Max-Jacob). Suivront Dans nos recommencements (1976) et Légendaire chaque jour (1979). Plusieurs autres prix récompenseront son œuvre poétique.

« Je ne parle pas mes mots/ce sont mes mots qui me disent/et qui me réconcilient », écrivait Meschonnic dans son dernier recueil (De monde en monde, Arfuyen). Cette affirmation renvoie aussi à la pensée critique de l’écrivain. Même si la simplicité du poème ne laisse pas deviner la combative et solide conviction qui la sous-tend, elle ne la dément pas : « Ce qui importe dans une œuvre de langage, c’est ce qu’elle fait au langage et à la vie beaucoup plus que ce qu’elle dit, mais de telle sorte que les deux deviennent inséparables. » Dans Célébration de la poésie  – titre à entendre ironiquement –, Henri Meschonnic agença une véritable machine de guerre contre ce qu’il détestait le plus : l’« essentialisation » de l’acte poétique. « La poétique est le feu de joie qu’on fait avec la langue de bois », disait-il. Les « ennemis » sont clairement désignés : « Les poètes n’ont pas compris que les poèmes ont deux ennemis à la nocivité variable. Le premier est la poésie, le second est la philosophie. »

Le philosophe Heidegger – et avec lui toute la phénoménologie – est élevé au rang d’adversaire principal (Heidegger ou le national-essentialisme, Laurence Teper, 2007). Henri Meschonnic dénonce ce qu’il nomme « le sommeil de la raison poétique » et « le vide d’une pensée sur le langage », dissimulés derrière un dérisoire « sacre de la poésie ».

Les poètes contemporains inscrits de près ou de loin dans cette généalogie, d’André du Bouchet à Yves Bonnefoy et Jacques Dupin en passant par Philippe Jaccottet, Michel Deguy et Jacques Roubaud, sont coupables, à ses yeux, d’avoir détourné l’héritage mallarméen pour mieux se livrer à ce culte dérisoire. Acte d’accusation bien sûr excessif, mais qui ne manque ni de panache ni d’audace.

 

Henri Meschonnic, une pause lourde de sens

Libération, 11 avril 2009, par Éric Aeschimann

Disparition. Connu pour ses traductions de l’Ancien Testament, le linguiste et poète est mort mercredi à 76 ans.

Henri Meschonnic, poète, traducteur et linguiste, est mort le 8 avril. Il avait 76 ans et laisse une œuvre littéraire imposante. Homme chaleureux, il était aussi engagé dans son travail poétique que dans ses essais souvent polémiques, ou dans son enseignement à l’université de Vincennes, dont il fut l’un des fondateurs.

À Vincennes, justement, Meschonnic, qui était un ami du linguiste Benveniste et enseignait la linguistique, choisit d’intégrer le département de littérature. Le cas de figure était inédit, mais il s’agissait, pour lui, d’entamer sa « sortie » du structuralisme. Car, contre les théories de la signification, Meschonnic fut l’homme d’une idée : dans une langue, ce qui fait sens, ce qui permet à chacun d’y trouver sa vérité, c’est le rythme (c’est-à-dire la poésie, l’écriture…). Le rythme est l’espace où la langue, soumise aux lois sociales et grammaticales, offre un espace de liberté au « sujet parlant ». « Le point faible des théories du langage, donc des théories de la société, est le poème, écrit-il dans La Rime et la Vie. L’écriture est ce qui advient quand quelque chose se fait dans le langage par un sujet et qui ne s’était jamais fait ainsi jusque-là. […] Elle commence où s’arrête le savoir », ajoute-t-il plus loin.

Hébraïque

Engagée en 1972 avec Dédicaces proverbes, qui obtint le prix Max-Jacob, son œuvre poétique compte une quinzaine de recueils. Mais c’est surtout par ses traductions de l’Ancien Testament qu’il aura été connu du public. Ayant appris l’hébreu en autodidacte pendant la guerre d’Algérie, il y découvre la place essentielle des notations rythmiques des versions originelles, notations que les traductions existantes passent entièrement sous silence.

En 1970, pour les Cinq Rouleaux, traduction de plusieurs textes bibliques, dont le Cantique des cantiques, il met au point un nouveau type de transcription, avec des espaces blancs pour indiquer les pauses rythmiques spécifiées par le texte hébraïque. D’autres traductions suivront. « Celles des psaumes sont les plus stupéfiantes que je connaisse, témoigne le linguiste Pierre Encrevé, parce qu’elles gardent l’ordre du texte et le phrasé hébraïques tout en restant dans un français parfait. C’est troublant et très intéressant ». Plusieurs de ses traductions ont été adaptées au théâtre.

Juif d’origine polonaise, contraint de se réfugier en zone libre à l’âge de 12 ans, Meschonnic a également mené une bataille véhémente contre Heidegger, dont il jugeait la pensée et la langue inséparables de son engagement nazi. Dans le langage Heidegger, paru en 1990, il pointe les tics qu’un courant de la philosophie française, autour de Derrida, aurait emprunté au philosophe allemand.

« Douleur »

D’autres inimitiés, à commencer par celle du poète Michel Deguy, lui sont venues de ses virulentes attaques contre la poésie française contemporaine. Enfin, il fut un critique sévère du français, de sa supposée « clarté » et de son centralisme. En 1999, dans Libération, à propos de la Charte européenne des langues régionales, tout en rendant hommage aux instituteurs de la IIIRépublique, il suggérait au Président de « faire à l’égard des Bretons ce qu’il a fait pour les Juifs à Vichy pour permettre le travail de deuil. On mesure mal la douleur transmise depuis deux siècles chez les Bretons. »

 

Henri Meschonnic est mort

Continental News, samedi 11 avril 2009

Henri Meschonnic, poète, traducteur de la Bible (Ancien et Nouveau Testaments), critique, théoricien du langage et polémiste, est décédé le 8 avril dernier à 76 ans.

Henri Meschonnic est régulièrement intervenu dans le Forum des langues du monde. Il fut président du Centre national des lettres, devenu en 1993 Centre national du livre.

Henri Meschonnic a enseigné longtemps la linguistique et la littérature à l’Université Paris VIII. Poète, traducteur de la Bible, essayiste, il a proposé une anthropologie historique du langage qui engage la pensée du rythme dans et par l’historicité, l’oralité et la modernité du poème comme discours et du sujet comme activité spécifique d’un discours. Une série d’essais, depuis Pour la poétique jusqu’à Politique du rythme, Poétique du rythme en passant par Critique du rythme, Anthropologie historique du langage ont engagé un chantier considérable qui a des effets dans maintes disciplines à partir d’une attention forte à la littérature et à la théorie du langage en faisant du poème un opérateur éthique de valeur pour tous les discours, ce qui engage une critique de la poésie pour que le poème ne soit plus confiné à un genre ou à une forme. Le poème devient par l’attention au rythme comme subjectivation dans et par le langage, un appel à l’écoute de ce qui invente chaque fois spécifiquement un continu langage, histoire, société. C’est dans ce mouvement de la pensée, associant étroitement l’écriture poétique, la traduction et l’essai que Meschonnic a retravaillé contre bien des académismes, et en particulier contre le structuralisme, les propositions de Wilhelm von Humboldt, de Ferdinand de Saussure et d’Émile Benveniste. Sa linguistique du discours met l’attention à la langue et donc toute préoccupation grammaticale dans la dépendance d’une écoute du rythme et de la prosodie, d’une pensée de l’oralité et du continu de tout discours comme activité trans et intersubjective.

Comme théoricien de la traduction, Meschonnic oblige à ne pas se contenter d’une traductologie qui se sépare à bon compte de l’éthique ou au contraire se contente de grands principes qui ne permettent pas de travailler l’historicité des traductions au cœur de l’activité de traducteur. Son expérience longue de la traduction de la Bible l’a conduit à poser que bien des traductions sont des effaçantes soit de la langue-culture de l’original, soit du travail spécifique du traducteur.

L’œuvre poétique de Henri Meschonnic commence par des « poèmes d’Algérie » publiés dans la revue Europe en janvier 1962, mais c’est surtout avec Dédicaces proverbes (Prix Max Jacob, 1972) qui comporte quatre fortes pages liminaires que l’aventure d’un « langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue », commence. Aussi tous les livres qui suivent sont-ils tous à considérer comme autant de poèmes en cours participant à une seule et même aventure, « ni confession, ni convention », c’est-à-dire à rebours de tout ceux qui à la même époque se complaisent dans l’écriture du moi ou dans le « psittacisme formaliste ». Il faudrait observer les départs de la pensée que les poèmes offrent, en y ajoutant bien évidemment les traductions de la Bible. Départs que les essais vont souvent ouvrir à des perspectives décisives dans la recherche de Henri Meschonnic.

 

Le traducteur de la Bible Henri Meschonnic est mort

Journal chrétien, 11 avril 2009

Le traducteur de la Bible, Henri Meschonnic est décédé mercredi à l’âge de 76 ans. Sa parfaite maîtrise de l’hébreu et du grec bibliques lui a permis de faire un profond travail de traduction des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Selon Meschonnic, le rythme est le mouvement de la parole dans l’écriture. Cette conceptualisation est une recherche des historicités comme représentations du langage et valeurs construites dans et par le discours au sens de Benveniste. La recherche de Meschonnic consiste à porter le rythme par le langage et la théorie du langage et à le défaire des représentations qui peu ou prou l’en détachent.

Meschonnic part de la recherche philologique de Benveniste qui, à partir d’Héraclite, déplatonise le rythme, c’est-à-dire le rapporte au mouvement plus qu’au schéma et permet ainsi de penser non-métriquement l’organisation du discours. Mais c’est surtout à partir de son expérience de traducteur de la Bible et de poète que Meschonnic engage une anthropologie historique du langage comme critique du rythme. C’est parce que l’hébreu biblique ne connaît pas l’opposition vers/prose, que le traducteur confronté à une recherche d’un système répondant au système accentuel de la masore (transcription réalisée par les masorètes des accents disjonctifs et conjonctifs qui organisent le rythme biblique), théorise le rythme comme sujet du poème, c’est-à-dire organisation prosodique-rythmique du texte.

On ne peut attendre d’une telle conceptualisation une quelconque grammaire du rythme, comme la stylistique universitaire l’exigerait, puisque, pour Meschonnic, le rythme c’est l’historicité même de l’écriture-lecture qui fait la valeur et la définition du poème inséparablement, y compris dans des genres discursifs ou littéraires non « poétiques ». C’est justement le point de vue anthropologique qui permet de ne pas se contenter du discontinu mais de viser le continu : la force dans le langage comme rythme-relation, passage de sujet, passage de rythme.

Cette conceptualisation du rythme dans l’œuvre de Meschonnic n’est pas donnée une fois pour toutes et c’est par d’incessantes reprises et donc de nouveaux points de vue que la notion est reprise, toujours associée dans une systématique qui tient ensemble la prosodie comme sémantique sérielle et l’éthique comme force énonciative. On a pu confondre cette théorie du rythme avec un pan-rythmique alors même que la dynamique conceptuelle a peu à voir avec la visée d’une totalisation puisqu’elle engage une théorie du langage dont le nœud rythmique est une pensée du continu (de sa veille autant que de son exigence) par l’inconnu qui ne cesse de demander et de travailler l’historicité de ses formulations et la modernité de ses reprises.

De ce point de vue, on peut dire qu’une telle théorisation n’intéresse pas que la notion ou les enjeux de cette notion mais bien plus largement « l’humaine condition » (Spinoza), ce qui demande de tenir ensemble la pensée du poème comme point critique de la pensée du langage et le poème de la pensée comme point éthique de toute épistémologie.

Henri Meschonnic a déposé ses archives à l’IMEC en 2007.

 

La poésie pour vivre et transformer la vie

Esprits nomades.com11 avril 2009

 

Hommage de l’AFEF

Site de l’Association des enseignants de français, 11 avril 2009

 

Pour saluer Henri Meschonnic

La République des livres, 9 avril 2009, par Pierre Assouline

Il voulait traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font. Il plaçait le rythme au cœur du langage et n’envisageait pas de critique de l’un qui ne fut pas d’abord implacable démontage de l’autre. Longtemps professeur de linguistique et de la littérature à Paris VIII, traducteur et théoricien de la traduction, Henri Meschonnic, qui vient de disparaître à 76 ans, était un poète en toutes choses. Il écrivait, s’exprimait, réfléchissait en poète. Pas une de ses activités qui ne fut marquée du sceau de la poétique. Il laisse une œuvre immense, abondamment commentée en France et à l’étranger, dominée par sa traduction de la Bible Les Cinq Rouleaux. Le Chant des chants, Ruth, Comme ou les Lamentations, Paroles du sage, Esther (traduit de l’hébreu, Gallimard, 1970) et la critique des « traductions de traductions » qu’elle contient en creux. Il faut lire sa célébration de la poésie, l’écouter parler de Victor Hugo, lire son fameux Manifeste pour un parti du rythme ou disséquer encore et encore la langue cette fois dans son rapport au politique. Une fascinante mécanique intellectuelle, une intense vivacité dans la réflexion, une exigence qui ne baisse jamais la garde, une rigueur jugée souvent sans compromis ni tolérance, une érudition appuyée sur une parfaite maîtrise des langues. Tel apparaissait Henri Meschonnic dans son œuvre comme dans les débats d’idées auxquels il participait. Un esprit rare. Ses derniers livres parus : un essai Pour sortir du postmoderne(collection « Hourvari », Klincksieck) et une réédition d’un foisonnant parcours des sciences humaines frotté aux langues de différents mondes. Son titre ? Critique du rythme, bien sûr.

 

Henri Meschonnic est mort

Le Nouvel Observateur, 9 avril 2009, par Baptiste Touverey

À l’origine était le rythme. Le rythme qui irrigue le langage et lui permet de transformer la vie. Si on l’oublie, on ne fait plus que nommer les choses, c’est-à-dire plaquer sur elles des mots. Henri Meschonnic, qui avait un peu la tête d’un chef d’orchestre fou, sommet du crâne dégarni et touffes de cheveux en pagaille sur les côtés, était obsédé par ce rythme salvateur et vivifiant. Il refusait la distinction entre la prose et le vers ; pour lui, il n’y avait que le langage, un et indivisible. C’est pour cela qu’il traduisit avec prédilection la Bible, où, dans le texte hébraïque original, prose et vers ne font qu’un. Une traduction qui fit date. Il laisse une œuvre d’une abondance et d’une variété impressionnantes. Son dernier essai Pour sortir du postmoderne venait de paraître chez Klincksieck.

Mais, sous le traducteur révolutionnaire, l’éminent professeur de linguistique à l’Université de Paris-VIII, l’essayiste sans concession, il y avait avant tout un poète. Meschonnic est non seulement l’auteur de nombreux recueils, mais un penseur concevant tout sous l’angle poétique. Dans son dernier recueil, intitulé De monde en monde et sorti en janvier, il écrivait : « Je ne parle pas mes mots / ce sont mes mots qui me disent. » Sa vision intransigeante de la poésie lui avait fait prendre ses distances avec des poètes aussi reconnus qu’Yves Bonnefoy ou Michel Deguy. Il refusait une poésie qui se contente de célébrer le monde. Le poème, tel qu’il l’entendait, était « transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie ».

Henri Meschonnic est décédé le 8 avril 2009. Il avait 76 ans. Il sera inhumé mardi 14 avril à 15 heures au Père-Lachaise.

 

Disparition d’Henri Meschonnic

Remue.net9 avril 2009, par Jean-Marie Barnaud

Hommage de l’Association européenne des littératures (ACEL)

Site du Prix européen de littérature de Strasbourg

Poète, linguiste et traducteur, mais poète d’abord, Henri Meschonnic menait depuis plus de quarante ans une aventure unique dans le langage. Il nous a quitté le 8 avril des suites, comme on dit, d’une longue maladie. Son œuvre nous déborde comme elle déborde l’érudition et le cloisonnement entre les disciplines. L’expérience du poème était pour lui inséparable de la traduction de la Bible et d’une importante réflexion théorique sur le langage en général et le rythme en particulier. Son anthropologie historique du langage a valeur de fondation pour les Sciences humaines et sociales.

Contre une certaine modernité poétique qui privilégie le substantif, l’écriture d’Henri Meschonnic crée son rythme propre par le verbe et la prosodie, l’interlocution et l’oralité, le continu d’un récitatif où les noms s’allégorisent les uns les autres. De Dédicaces proverbes (Prix Max Jacob 1972) à De monde en monde, en passant par Voyageurs de la voix (Prix Mallarmé 1986), chaque livre de poèmes est une écoute de l’indéchiffrable, un travail de la mémoire qui invente son propre rapport au judaïsme, à l’histoire, à la modernité. L’amour y est une épopée du quotidien, une puissance de transfiguration du passé en avenir. Une éthique du partage aussi.

Le soir de sa disparition était la nuit de Pessa’h. Cette nuit ne passe pas et une force qui va continue d’aller. L’œuvre d’Henri Meschonnic ne cesse d’être devant nous.