Journal des africanistes, 80 (1-2), 2010, par Marie-Aude Fouéré
Depuis sa thèse sur Cheikh Anta Diop parue en 1996, dans laquelle il cherchait moins à réfuter les thèses afrocentristes de l’historien africain en démontant point par point ses arguments historiques qu’à dévoiler les torsions du raisonnement et les biais idéologiques qui sous-tendaient sa démarche et ses analyses relatives au rayonnement d’une Égypte ancienne noire berceau d’une civilisation négro-africaine à l’échelle du continent1, François-Xavier Fauvelle-Aymar a élargi son champ d’investigation aux diverses ramifications des discours afrocentristes d’aujourd’hui, qu’ils soient académiques ou populaires. Les chapitres de ce court ouvrage sur l’idéologie afrocentriste reprennent trois articles de l’auteur parus entre 1998 et 2002. La parution conjointe de ces trois textes est de grand intérêt en ce qu’elle offre une vision d’ensemble, en français2, de l’afrocentrisme et de ses évolutions au fil du temps3. Le premier chapitre est centré sur les théoriciens universitaires de l’afrocentrisme et leurs thèmes de prédilection, tandis que le second chapitre aborde les modalités pratiques et le contexte politique de sa diffusion aux États-Unis, et que le dernier chapitre traite plus spécifiquement de la question de la traite négrière au prisme d’une frange afrocentriste radicale. La tonalité d’ensemble de l’ouvrage, volontiers polémique (ceci dès le titre, La Mémoire aux enchères, et l’avant-propos introductif), est cependant toujours critique, au sens académique du terme, et argumenté. Il ne s’agit pas tant pour François-Xavier Fauvelle-Aymar de faire une généalogie de l’afrocentrisme que de rendre compte du soubassement idéologique des discours afrocentristes et de la quête identitaire dont ils témoignent.
Ainsi, dans les deux premiers chapitres, l’auteur rappelle que les « rénovateurs » afrocentristes proposent un programme de révision historique qui consiste à réhabiliter la primauté de la civilisation africaine et de son influence sur le reste du monde – la centralité de la civilisation égyptienne, considérée comme négro-africaine, et l’origine égyptienne de tous les Africains ; l’antériorité de la civilisation africaine dans le reste du monde et sa diffusion précoce par migration et colonisation4 ; le primat de l’influence africaine sur les autres civilisations (notamment, sur la Grèce Ancienne5). Mais en raison des présupposés et des objectifs idéologiques qui les portent, à savoir, prendre leur revanche sur un Occident eurocentriste et sur ses historiens « falsificateurs » imprégnés de racisme négrophobe et à la solde des intérêts politiques et économiques de leurs pays, les auteurs afrocentristes tombent dans de multiples impasses intellectuelles et épistémologiques : biais de raisonnement et refus de suivre les méthodes et normes de la discipline historique, ce qui les conduit à des raccourcis sans fondement, des assertions sans preuves, des généralisations abusives ; accréditation d’une théorie du complot au sein d’un Occident soudé pendant des siècles, et jusqu’à aujourd’hui, contre le « monde noir » ; essentialisation des races blanche et noire et assignation des unes et des autres à un patrimoine culturel unique (les anciennes traditions africaines pour les Noirs ; la traditions des humanités classiques pour les Blancs). Cette approche essentialiste s’accompagne du refus de penser les phénomènes de circulation intellectuelle et de créolisation culturelle (productrice, par exemple, d’une « américanité noire »), et de concevoir les processus historiques aujourd’hui évoqués en termes de bricolage et branchements identitaires autrement que comme la contamination d’un patrimoine africain supposé autrefois pur. Rabattus à une africanité transcendante, tous les Noirs du monde auraient, selon les tenants afrocentristes, une même nature : leur identité serait « inscrite dans la chair » (p.54), sur leur peau.
En raison de leur ancrage idéologique, les écrits théoriques afrocentristes ne peuvent aucunement, selon l’auteur, être qualifiés de savants : ils sont des formes de réécriture engagée de l’histoire et des identités au profit d’une nation noire fondée sur le développement d’une « fraternité mélanique » (p.40). Leur apparence de légitimité et leur diffusion élargie ont été rendues possibles par le contrôle de maisons d’édition par des auteurs afrocentristes, et par la biais d’espaces d’expression alternatifs, principalement les sites Internet cormnunautaristes consultés par les classes aisées noires américaines. Les écrits afrocentristes participent ainsi d’un discours militant visant à la réafricanisation des Afroaméricains, c’est-à-dire à l’investissement, la réappropriation voire l’invention de traditions supposées « africaines », mais déconnectées de tout ancrage culturel précis autant que dépolitisées et déshistoricisées, qui puissent venir satisfaire leur quête identitaire et leur exigence de reconnaissance symbolique et sociale. À cet égard, la conclusion du second chapitre sur les résistances issues du continent africain à ce pan-négrisme planétaire américain apporte un bémol intéressant : l’appropriation de la définition de l’africanité par les Afro-américains serait perçue par certains intellectuels africains comme un nouveau processus d’impérialisme intellectuel qui se situe dans la droite ligne de l’impérialisme européen passé – qu’elle soit énoncée par des individus de peau noir ne change rien au fait que la définition de l’identité africaine continue à être symboliquement confisquée par des personnes déconnectées des réalités de l’Afrique d’aujourd’hui. Pour développer cette question des contestations africaines d’une nation noire planétaire, l’auteur aurait pu convoquer avec bénéfice les écrits des intellectuels africains se revendiquant du postcolonialisme6.
Enfin, le dernier chapitre revient en détail sur une polémique qui a fait rage aux États-Unis au début des années 1990 concernant la participation des Juifs à la traite des esclaves. Jaillie d’un mouvement politique afroaméricain radical, The Nation of Islam, qui défend l’idée que les Noirs seraient les musulmans originels et authentiques, cette polémique s’est appuyée sur un ouvrage paru en 1991 et intitulé The Secret Relationship between Blacks and Jews. Affirmant la responsabilité massive des Juifs dans la traite, l’ouvrage tire les ficelles classiques du complot juif et de l’essentialisation des Juifs qui sont au fondement de l’antisémitisme occidental. L’analyse de ce texte et des débats qu’il a suscité permet à François-Xavier Fauvelle-Aymar d’asseoir l’idée que l’afrocentrisme, dans sa forme la plus radicale, nourrit la haine de l’autre parce que ses fondements idéologiques s’alimentent aux sources des sentiments négatifs du ressentiment et de la revanche.
Une conclusion aurait permis de donner une cohérence d’ensemble à l’ouvrage, voire de poser quelques nouveaux jalons, puisque huit ans se sont écoulés entre le dernier article constituant le chapitre 3, et la parution de ce texte (même si l’auteur a, au fil du texte, actualisé les références bibliographiques). Qu’en est-il aujourd’hui de la place de l’afrocentrisme dans le monde universitaire, et de son audience populaire ? Quelle place est accordée aux voix africaines qui proposent d’autres définitions de l’africanité, ceci en considération de la reconnaissance accrue des études postcoloniales aux États-Unis ? Par ailleurs, si l’avant-propos à l’ouvrage a pour objectif de replacer les batailles de mémoire concernant l’Afrique qui se déroulent en France dans un contexte international, et de convaincre ainsi le lecteur de porter son attention à l’idéologie afrocentriste qui sous-tend nombre de revendications mémorielles et identitaires actuelles, on peut regretter que la catégorie savante de mémoire ne soit guère exposée plus minutieusement. Elle est renvoyée en une phrase à une définition psychanalytique (« [la mémoire] a ses processus, bien mis en évidence par la psychanalyse », p.11) alors même que tout un pan de la sociologie, de l’histoire et de l’anthropologie s’attache à rendre compte des mémoires collectives comme phénomène proprement social. La distinction entre les mémoires localisées dans des collectifs restreints attachées à un passé vécu, lointain ou proche, et des nouvelles mémoires inventées par des bricoleurs érudits, qui sont le fruit de formes de réécriture du passé banalisées et popularisées, et puisent moins dans les mémoires collectives que dans une historiographie savante contestée, auraient contribué à cerner de plus près les processus de production du récit afrocentriste. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage, instructif pour qui n’est pas familier des thèses afrocentristes, constitue une contribution stimulante pour comprendre la production, la diffusion et la réception des essentialismes modernes.
1. F.-X. Fauvelle, L’Afrique de Cheikh Anta Diop (1996), notamment p. 18-20.
2. Certes impulsés par les travaux de l’historien sénégalais francophone Cheikh Anta Diop, notamment suite à la parution de son ouvrage Nations nègres et Culture (1955), le courant afrocentriste s’est développé aux États-Unis sous la plume – en langue anglaise – de quelques grands ténors, tels Molefi Asante, Ivan Van Sertima et Martin Bernal. Son essor populaire outre-Atlantique est à mettre en rapport, selon l’auteur, avec la logique communautaire propre à ce pays et la relance de politiques raciales.
3. Voir aussi, pour une synthèse en français des débats et enjeux afrocentristes, J.P. Chrétien, F.-X. Fauvelle-Aymar et C.-H. Perrot, Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique (2000).
4. Dans They came before Colombus (1976), I. Van Sertima développe l’idée qu’il y aurait eu colonisation de l’Amérique précolombienne par des Africains. Des thèses similaires sont développées concernant l’Asie.
5. Dans les deux premiers volumes de Black Athena : The Afroasiatic Roots of Classical Civilisation (1987 ; 1991), l’universitaire britannique en poste aux États-Unis, Martin Bernal, cherche à montrer que la Grèce Ancienne avait emprunté sa langue, sa science et sa mythologie aux Egyptiens – donc à des Africains noirs. Sur cette même thématique, voir Stolen Legacy de G.M. James (1954) qui défend la thèse que les Grecs auraient pillé l’héritage savant et culturel de l’Égypte ancienne.
6. Voir, parmi d’autres, l’ouvrage dirigé par Mamadou Diouf, L’Historiographie indienne en débat (1999). Dans son introduction à l’ouvrage, Diouf rend hommage au projet intellectuel de Cheikh Anta Diop, qu’il place sur un même plan que le subalternisme indien et les études postcoloniales africaines : chez Diop, « il s’agit, en effet, de retrouver des voix étouffées, des corps démembrés, et des traditions mutilées » (p. 6).