Le Bulletin des lettres, août 2009, par Violaine Anger

Henri Meschonnic ? Le rythme ? Le poème ?

Henri Meschonnic nous a quittés en avril, juste après la publication de son dernier ouvrage consacré au postmoderne, notion sur laquelle il était déjà revenu à plusieurs reprises. Avec lui a disparu une figure essentielle, dont les écrits ont parfois dérangé, voire agacé, mais aussi suscité beaucoup de démarches originales.

On lui a souvent reproché le caractère polémique de ses textes. Il est vrai que dans tous ses ouvrages théoriques, il s’est consacré de façon systématique à la critique, faisant le tour de ce qui était écrit sur son sujet, et pointant, parfois férocement, ses désaccords. Mais comme il le disait lui-même, la critique, essai d’analyse serrée du concept et de ses limites, n’est pas la polémique, tentative agressive de disqualifier l’autre pour éviter le débat ; il est souvent habile, pour celui qui est attaqué, de transformer la critique en polémique, ce qui n’est jamais son intention, et lire attentivement un livre reste la meilleure manière de le respecter. Le magnifique hommage à Jean-François Lyotard, avec lequel il avait largement pris ses distances, publié à nouveau dans Pour sortir du postmoderne, pourrait être une preuve de cette attitude profondément ouverte à la pensée d’autrui.

Pour beaucoup de ses lecteurs, sa prose est difficile. Il est vrai que, souvent hachée et allusive, imposant une lecture concomitante de tous ses autres ouvrages, elle tranche par son rythme sur la prose ordinaire des essais universitaires. C’est qu’elle est très « rythmée » : le rythme est sans doute une notion-clé chez Henri Meschonnic, rythme compris comme organisation du mouvant, et non pas retour platonicien et métrique du même. Elle est au cœur de l’entreprise de sa vie, réhabiliter le poème contre toutes les entreprises de réduction scientiste auxquelles les divers « -ismes »du XXsiècle l’ont soumis, redéfinir le sujet contre toutes les volontés d’éradication surgies pendant ce dernier siècle, et in fine, réhabiliter l’art, contre sa dilution dans la notion de formes symboliques, et fonder la notion de la valeur de l’art contre les entreprises de relativisation multiples qui fleurissent régulièrement : voilà l’un des enjeux de ses réflexions.

Pour ce faire. Henri Meschonnic s’appuie sur une lecture renouvelée de Saussure, en intégrant les pensées de Humboldt, Spinoza et Benveniste sur le langage. Prolongeant notamment la fameuse distinction entre la langue et la parole, l’abstraction du dictionnaire et la réalité discursive, il propose de penser le poème comme la subjectivation maximale de la parole. Cette approche lui permet de comprendre ce qu’est une œuvre : non pas entité existant en soi et de manière abstraite, mais, au même titre que les mots du dictionnaire, élément langagier qui n’existe que dans sa réactivation toujours recommencée par un individu que cet acte de parole constitue en sujet ; de la même façon que le référent du mot « je » est sans arrêt redéfini par son emploi même, l’œuvre est sans arrêt réactualisée, à chaque lecture, à chaque représentation. Elle est donc radicalement historique, au sens où, certes, toujours ancrée dans un contexte historique précis qu’on n’a jamais fini de connaître, elle prend néanmoins sans arrêt un sens nouveau, dans l’activité même de ce qu’elle suscite, dans chaque moment présent. De même que le mot « je » situe à chaque instant le sujet du langage, de même l’œuvre, ou le poème, institue à chaque lecture un sujet du poème. Le sens est infini.

On comprend donc comment la valeur d’une œuvre n’existe pas en soi, mais dans le système des œuvres, comme les mots d’une langue ne prennent leur valeur que les uns par rapport aux autres, dans le découpage spécifique qu’opère chaque langue (la distinction française entre langue et langage n’existe pas en anglais par exemple). Ni bien marchand soumis à l’offre et la demande, ni objet reposant dans un Panthéon aux normes difficiles à universaliser, l’œuvre a donc bien une valeur, variable mais explicitable. On comprend aussi comment la notion d’œuvre d’art a une justification pleine et entière, qui ne réside ni dans l’intention de l’artiste, ou ni un concept prétendument incarné, ce que beaucoup d’écoles du XXe siècle ont soutenu, mais la densité de ce que l’œuvre fait, au moment de son activation par un individu qui est alors constitué en sujet avec toute la potentialité d’universel attachée à ce mot.

On comprend enfin que la notion de rythme, comme organisation subjective du mouvant, devienne une notion-clé, explorée avec minutie par Henri Meschonnic dans tous ses ouvrages. En travaillant cette notion, il cherche sans arrêt à traquer les rigidités des oppositions binaires de toutes sortes, ce qu’il appelle la logique du signe, (idée/matière, signifié/signifiant, théorie/pratique, oral/écrit, esprit/ corps…) tentatives toujours présentes de figer ce qui ne peut pas, ne doit pas l’être. Il ne faut jamais, comme il le dit, oublier le continu, face à la tentation incessante du discontinu.

Élargissant ses intuitions, il s’est ainsi penché sur les domaines politiques, et notamment les rapports de pouvoir contenus dans la pensée des épigones d’Heidegger, sur les expressions artistiques non langagières (la peinture dite « abstraite » notamment), et a développé aussi une réflexion sur la modernité, repartant de Baudelaire qui le premier a vu qu’elle consiste à « tirer l’éternel du transitoire ». Contre toute « post-modernité », tout amalgame du moderne et du contemporain, Henri Meschonnic rappelle le continu dans lequel chaque sujet est plongé, et sa radicale historicité.

Henri Meschonnic est aussi un poète, un traducteur et notamment un traducteur de la Bible. Il s’est ainsi beaucoup penché sur la théorie de la traduction, en refusant les conceptions figées de traductions rendant les « idées » et non pas le mouvement du discours, et en insistant sur la nécessité d’écouter les métaphores bibliques, contre les tentations de christianiser la Bible comme celles de traduire mot à mot attitudes qui manquent le discours et l’acte de subjectivation qu’il permet.

La pensée d’Henri Meschonnic est ainsi extrêmement féconde, dans sa critique perpétuelle de toute tentation académique, dans son appel incessant à la pratique, à la lecture, à l’écoute de « ce que fait le poème ». Ajoutons que c’était un homme d’une très grande générosité, d’une très grande humanité, et que sa disparition crée un manque.

L’auteur de ces lignes, qui cherche à comprendre par ailleurs ce qu’est le chant dans la tradition occidentale, voudrait attirer aussi l’attention sur le fait qu’Henri Meschonnic a eu du mal à comprendre la mise en musique des poèmes, alors qu’il a magnifiquement compris leur mise en voix par des comédiens. Or le chant, dans la tradition occidentale, est pensé comme union de deux entités autonome, « la musique » et « les mots », alors que chacune de ces entités entretient aussi des liens intrinsèques avec l’autre par le sonore, au moment de leur énonciation. Peut-être la pensée du chant occidental, constitué par la partition comme l’union du continu et du discontinu, oblige-t-elle à reprendre, à partir d’Henri Meschonnic, l’éternelle question des liens entre judaïsme, platonisme et christianisme.