Libération, 7 juin 1982, par Jacques Réda
On ne peut rien contre ce fait que Meschonnic a l’air d’un nom de prophète, et Henri Meschonnic n’y peut rien non plus. Il se tient désormais en haut d’un véritable Mont Sinaï de volumes, d’où il fait tomber l’anathème sur les têtes qui ne pensent pas comme lui. Assez souvent, il a raison du reste, et c’est une grande part de sa séduction. Car aucun prophète n’a comme Meschonnic brandi le glaive du Dieu des Armées : en souriant. La certitude d’avoir raison le rend à la fois charmant et impitoyable. Mais de quoi s’agit-il à présent ? – Du rythme. C’est-à-dire de cet élément instable qui donne vie et sens à tous les « discours», qu’ils soient en vers, en prose, ou insoucieux d’être l’un ou l’autre quand on discute du dernier match.
Monsieur Jourdain s’extasiait d’apprendre qu’il s’exprimait en prose ; en lisant Meschonnic, vous comprendrez que vous produisiez des rythmes et du rythme sans le savoir. Est-ce à dire que vous êtes poète ? Pas forcement. Mais la réflexion de Meschonnic repose sur ce syllogisme implicite : X est un poète, or X est un homme, donc un homme est un poète, et cette conclusion a quelque chose qui – tant du point de vue de l’ontologie que de la démocratie – nous satisfait. Cependant, tous les poètes ne font pas de bons poèmes et (selon Meschonnic) le tort de la plupart d’entre eux est de confondre le rythme avec sa mise en système (et en système métrique surtout). Si l’on suit toujours Meschonnic, on se demande si la poésie française, depuis les origines, ne s’est pas fourrée dans l’œil un doigt long comme un alexandrin. Meschonnic n’a d’égards que pour ceux qui ont un tant soit peu bousculé le système (à commencer par Hugo) et il étrille aussi les prétendus novateurs modernes qui s’imaginent lui avoir échappé. Si poète en effet est celui qui rend sensible à tous le rythme singulier de son être et de son histoire, la vieille distinction de vers et de prose ne tient pas debout, et encore moins ce qui soumet le rythme à des règlements. Il ne saurait y avoir qu’une pluralité de rythmes, disant chacun la vérité et la liberté de chacun. En ce sens le poétique n’est pas séparable du politique : toute versification codifiée décèle l’autorité de l’État. Mais il faut quand même s’entendre et, à défaut de code, montrer quelles directions offrent aux poètes une chance de rester libres sans être arbitraires ou obscurs.
C’est là que Meschonnic devient complètement prophète puisqu’il n’a en dehors de la Bible qu’un exemple à nous proposer. Cet exemple, bien sûr, il ne le cite pas expressément mais on le voit apparaître en filigrane de ces 700 pages remplies d’exécutions : ce sont les poèmes de Meschonnic lui-même, d’ailleurs d’une grande délicatesse de rythme et d’émotion, et où s’adoucit sa sévérité prophétique. Ainsi, Critique du Rythme, cette montagne aux nombreux filons, accouche-t-elle aussi de ces sourires.