Missives, juin 2007, par Antoine Jockey
Entretien avec Henri Meschonnic. Propos receuillis par Antoine Jockey.
« Dans la poésie, c’est toujours la guerre ». Cette phrase du poète russe Ossip Mandelstam s’applique avec force à l’activité critique mais ô combien constructive que mène le poète d’origine russe, né à Paris en 1932, Henri Meschonnic. Polémiste hors pair, il ne cesse de décortiquer le paysage poétique français et d’en critiquer ses ténors, au rythme d’un essai par an, parce qu’ils demeurent hors de la poésie telle qu’il la conçoit, et parce qu’ils continuent d’adhérer au discours de Heidegger dangereux, à son sens, tant sur le plan humain que poétique. Cette mission que Meschonnic – s’attaquant à des figures telles qu’Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Jacques Roubaud, Michel Deguy… –, accomplit avec un savoir poétique, philosophique et linguistique vertigineux n’est pas la seule facette de son œuvre. S’y ajoutent la traduction de la Bible à partir de l’hébreu, la rédaction d’essais dans les domaines de la philosophie et de la linguistique, sans oublier une production poétique intense dont le dernier fruit est le recueil Et la terre coule publié en 2006 chez Arfuyen. La réédition de son essai référentiel Célébration de la poésie a été l’occasion d’un entretien, dans l’intimité de sa jolie maison en banlieue parisienne, sur la poésie et sur les principales expériences poétiques contemporaines.
Le choix du titre de votre essai, Célébration de la poésie, n’est‑il pas ironique dans la mesure où, pour vous, la poésie, au lieu d’être un acte de célébration, comme beaucoup de poètes le pensent, est un acte de transformation de notre rapport au monde et donc à la vie elle‑même, par la grâce du rythme ?
Bien sûr que c’est un titre ironique, mais c’est plus que cela, c’est une réflexion sur les rapports entre écrire un poème, lire un poème et toute l’histoire de la poésie. Du coup, je me suis rendu compte que quand on prononce le mot poésie, on ne se rend pas compte qu’on dit cinq voire dix choses différentes à la fois. C’est une véritable cacophonie inaudible. Il y a une connaissance historique de la poésie, parce qu’il y a la poésie au sens de « stock », c’est‑à-dire toute l’histoire de la poésie, des poésies, de la poésie dans chaque culture avec toute son histoire. Mai le problème du poème à écrire c’est qu’il ne peut pas regarder vers l’histoire de la poésie, parce que s’il le fait, il devient l’amour de la poésie qui mène inévitablement à répéter la poésie déjà écrite. C’est pourquoi je dis, et ça a l’air d’un jeu de mots mais c’est beaucoup plus qu’un jeu de mots, que l’amour de l’art c’est la mort de l’art. Le poème à lire et le poème à écrire ont deux ennemis : la poésie elle‑même, au sens de la poésie du passé, et la philosophie à cause de sa conception du langage. Depuis qu’on écrit des poèmes, les poèmes ont toujours été ce qui a réinventé la poésie. La poésie n’a pas arrêté d’être inventée par les poèmes. Mais quand on regarde la poésie avec amour, il se produit un effet pervers, on se met à écrire sur la poésie, en admirant la poésie et en la célébrant. C’est ce qui peut arriver de pire à un poème, tel que je le définis et qui n’a rien à voir avec quelque chose de formel, les formes fixes, les mètres, les rimes. L’histoire de la poésie n’est pas la même partout. Dans l’ancienne poésie chinoise il n’y a pas du tout d’opposition entre la métrique et la prose, et cette opposition c’est une chose que j’ai eu aussi à critiquer, parce que la définition de la poésie par la métrique c’est définir la poésie par la forme, par le vers, et déjà Aristote savait que les vers ne sont pas la poésie. Alors qu’est‑ce que c’est que la poésie ?
Ou plutôt qu’est‑ce qui fait qu’un poème est un poème et quelle est la raison principale, selon vous, qui a fait qu’une cohorte de grands poètes français (Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Jacques Roubaud, Michel Deguy, Emmanuel Hocquart, Christian Prigent, Jean‑Michel Maulpoix, André Velter…) sont passés juste à côté, comme vous l’exposez dans cet essai ?
Bonnefoy et les poètes qui tournent dans son orbite se contentent de nommer des émotions, et l’Oulipo et les poètes expérimentalistes ont misé sur la contrainte formelle. Mais les deux tendances ressemblent à la poésie et lui courent après, car chacun sépare forme de vie et forme de langage. Or, le poème n’a de chance d’advenir que s’il est la transformation d’une forme de langage par une forme de vie, et la transformation d’une forme de vie par une forme de langage. En cela, je lutte contre l’opposition entre le langage et la vie. On ne se rend pas compte qu’en opposant le langage et la vie, selon la tradition philosophique, on oppose une représentation du langage et une représentation de la vie. Penser, c’est transformer la pensée, c’est intervenir dans la pensée, sinon, et c’est une expression qui me reste de la guerre d’Algérie, c’est du « maintien de l’ordre ». Ma définition est anti-formelle, la poésie pour moi c’est l’activité d’un poème. Et j’ai défini le poème comme la transformation réciproque du langage et de la vie. Le poème transforme la vie, c’est‑à‑dire la vision de la vie, la conception de la vie et par conséquent la conception de l’éthique et de la société. C’est pourquoi un poème, pour moi, n’est pas d’abord un acte poétique mais un acte éthique, c’est‑à‑dire un acte qui me transforme, moi comme sujet, mais qui doit aussi, si c’est un acte qui m’a transformé comme sujet, avoir un effet de continuité sur le lecteur et le transformer à son tour. Un vrai poème transforme le lecteur. Cela est un critère qui n’est pas simple, facile ou formel pour faire la différence entre un poème et quelque chose qui est une imitation de la poésie. Je pense à Reverdy qui faisait une différence entre les moyens et les procédés, les moyens c’est ce qui transforme l’art alors que les procédés c’est ce qui imite l’art. Il y a à faire la différence dans un poème, comme dans n’importe quelle œuvre d’art, entre quelque chose qui n’a jamais été fait et qui est cette transformation mutuelle de l’œuvre et de la vie, et ce qui a déjà été fait.
Une grande partie des figures poétiques que je viens de vous citer, et qui représentent presque toutes les tendances du paysage poétique français, sont malmenées dans cet essai parce qu’elles demeurent, selon vous, en deçà ou à côté de votre définition de la poésie ou de ce qui fait selon vous un poème. Un poète, à lui tout seul, peut‑il s’approprier la vérité de la poésie et chasser les autres poètes à sa périphérie sans tomber dans l’excès ?
Ce que je dis n’est pas la vérité de la poésie, c’est une stratégie de lecture et d’écriture, c’est‑à‑dire une manière de réfléchir et d’agir qui essaye de reconnaître les fonctionnements du langage et, de diverses manières, de se situer historiquement dans le langage et dans la société. Ce qui implique de repenser ce qu’on appelle le langage. Du coup, j’en viens à une critique de ce que j’appelle l’hétérogénéité des catégories de la raison. Là, je me situe dans l’histoire de la pensée aussi, en référence à ce qu’on a appelé l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno), des gens qui ont pensé quelque chose de nouveau. Il est vrai qu’ils se voulaient néo‑marxistes, mais ils ont opposé à la théorie traditionnelle une tradition critique qui implique une interaction entre toutes les catégories de la pensée alors que la théorie traditionnelle consistait en une régionalisation des catégories de la pensée qui sont exactement représentées dans nos disciplines universitaires, c’est‑à‑dire le langage pour les linguistes, la littérature pour les spécialistes de la littérature, la philosophie pour les spécialistes de la philosophie, avec des sous‑spécialités techniques qui, en elles‑mêmes, sont parfaitement admissibles et nécessaires. Ce que je critique depuis des décennies c’est cette autonomie ou séparation entre les disciplines et leurs sous‑catégories. C’est à croire que la pensée est une commode où chaque catégorie est rangée dans un tiroir. Or cela donne quoi ? L’étude d’un poème selon cette théorie consiste à ouvrir le tiroir de la métrique afin d’étudier la métrique puis à fermer le tiroir, à ouvrir ensuite le tiroir du lexique et à regarder les mots puis à fermer le tiroir, etc. Cela est, pour moi, l’horreur absolue. En philosophie c’est pareil, il y a les spécialistes de l’Éthique qui s’occupent uniquement de l’Éthique, il y a les spécialistes de l’Esthétique… Toutes ces spécialités ont une histoire, une nécessité, mais aussi des limites, et le problème à chaque fois c’est la régionalisation de la pensée. Cela est la théorie de Horkheimer et d’Adorno. Mais j’en fais la critique aussi car il y a une chose qui est complètement absente de ce qui se voulait être une théorie critique, c’est la théorie du langage. Je pose qu’il faut repenser les rapports entre le langage, l’art, tous les arts, mais d’abord les arts du langage (ou les genres littéraires) et l’éthique, la politique et le politique. Ce que j’appelle théorie du langage – expression que je reprends à Saussure – tient entièrement dans la notion d’interaction, et je prends la notion d’interaction à Guillaume de Humboldt. Cette théorie repose sur l’interaction entre le langage, l’art, l’éthique et le politique de telle façon que j’inverse complètement les oppositions traditionnelles, comme entre langage poétique et langage ordinaire. Pour moi, le langage poétique n’existe pas, il y a le langage tout court.
Ce qui compte dans une œuvre de langage c’est ce qu’elle fait au langage et à la vie beaucoup plus que ce qu’elle dit, mais de telle sorte que les deux deviennent inséparables. Ce qu’elle dit est inséparable de sa manière de le faire sinon il n’y aurait tout simplement pas ce qu’on appelle la littérature, il n’y aurait pas d’œuvre.
Qu’est‑ce qui vous gêne chez des poètes comme Bonnefoy, Deguy… ?
Ma critique n’est pas massive. Je critique certaines choses chez les poètes que vous citez. Dans la poésie d’Yves Bonnefoy, par exemple, il y a de belles choses mais dès le début, alors que j’ai aimé ses premières rimes poétiques, je me suis dit : c’est curieux, j’ai l’impression d’avoir déjà lu ça quelque part, et c’était dans Pierre-Jean Jouve. Il y a une très grande influence de ce poète sur la poésie de Bonnefoy. Jouve est un créateur qui a inventé ses poèmes, de même que Reverdy et plein d’autres. Quant à Michel Deguy, lui aussi, j’ai beaucoup aimé ses premiers poèmes, j’ai fait la préface en 1973 d’un de ses recueils. Mais nous nous sommes éloignés, l’un de l’autre, alors que nous étions des amis, parce qu’il est de plus en plus heideggérien. Et moi je connais le danger de ce philosophe sur lequel j’ai fait un livre que j’ai intitulé Le langage Heidegger, et ça donne chez lui une poésie de la poésie, c’est‑à‑dire une essentialisation de la poésie…
En effet, vous critiquez dans cet essai aussi le maintien d’une grande partie de la poésie française dans le discours heideggérien sur l’habitation poétique du monde et ses métaphores spatiales et visuelles qui nous ramènent à une essentialisation de la poésie et à sa faculté nominative… Or, « C’est l’écoute, c’est l’oralité comme forme‑sujet qui font le poème. Pas la vision. Pas le visible. » Mais les deux dimensions ne peuvent‑elles apparaître conjointement dans le poème ?
Contrairement à Paul Claudel qui a dit : « L’œil écoute », je dirai, dans la poésie, c’est l’oreille qui voit. Je prends pour départ une observation que je trouve très belle, dans Le Guide des égarés de Maïmonide. Celui‑ci prend deux exemples parmi les prophètes bibliques, l’un chez Amos et l’autre chez Jérémie et il dit : je lis dans Amos : « Je vois une corbeille de fruits d’été, cela veut dire que la fin des temps va arriver ». Or, Maïmonide remarque qu’une corbeille de fruits d’été se rapproche phonétiquement en hébreu du mot qui signifie la fin des temps. Donc, c’est purement auditif. C’est un mot qui lui fait penser à un autre mot. Cela se présente dans le discours du prophète comme une vision, mais en réalité c’est une audition entre les mots. L’autre exemple, c’est : « Je vois une branche d’amandier », cela veut dire je veille. Quel rapport ? Le rapport c’est que la branche d’amandier, encore une fois, se rapproche phonétiquement en hébreu du mot qui signifie veille. Maïmonide, dans ces deux exemples, a vu comment fonctionnait la prophétie. Ça se présente comme une vision mais en réalité c’est un rapport entre les mots qui fait qu’un mot appelle un autre mot qui lui ressemble. Les deux mots se font écho, et l’un fait penser à l’autre. D’une certaine façon, je crois qu’on pourrait dire que, bien que la poésie ne soit pas la prophétie, il y a quelque chose d’analogue dans le fonctionnement du poème. Mallarmé a dit, en 1891, dans sa réponse à l’enquête littéraire de Jules Huret : « La poésie ne consiste pas à nommer mais à suggérer. » C’est un des conflits poétiques entre Deguy et moi car, pour lui, c’est de la vieillerie « symbolarde ». Pour moi, c’est l’intuition d’un universel de la poésie, je veux dire par là que, même sans que les poètes le sachent, pas même ceux qui réfléchissent sur la poésie et qui lisent et aiment la poésie, c’est quelque chose qui fonctionne toujours et partout, quand bien même on l’ignore. Donc, la différence entre nommer et suggérer est, pour moi, capitale. Tout ce qui décrit est de l’ordre du nommer. Mais ce qui décrit, ce qui raconte n’est pas un poème. Il peut y avoir dans des poèmes des éléments narratifs, encore faut‑il que ce soit pris dans un ensemble qui est beaucoup plus que simplement une narration ou un récit ou une description. Cela m’amène à faire une critique de ce qu’on appelle le sujet. Il y a une expression à la mode depuis un certain nombre d’années en français, sous l’influence des psychanalystes, la question du sujet. Alors, pour plaisanter, parce qu’il faut toujours de l’humour dans la réflexion, je dis c’est à quel sujet ? Parce que des sujets, j’en compte une douzaine, et aucun n’a écrit de poème, ni le sujet philosophique, ni le sujet psychologique, ni celui de la science, ni celui de la technique, ni celui de l’ethnologie, ni non plus le sujet que Diderot a inventé, celui du bonheur. Et c’est important de mettre dans cette liste le sujet du bonheur surtout quand on pense à Heidegger qui ramène toute la question du sujet à du psychologisme, car on voit dans tous les sujets que j’ai énumérés, qu’il y a bien d’autres choses que du psychologisme. Autrement dit, il y a une réduction simplificatrice et extrêmement abusive de la question du sujet chez Heidegger. Ensuite, il y a un sujet capital à ne pas oublier, c’est celui du droit, surtout quand on pense à la réduction que Heidegger fait au sujet comme dominateur. Le sujet du droit c’est l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Mais les hommes de 1789 savaient très bien que ce n’est pas vrai (rire). Donc, qu’est‑ce qu’ils énonçaient ? Ils énonçaient un principe qui devrait exister sur le plan éthique, et qui, d’une certaine façon, existe mais sur un plan purement abstrait comme un universel. C’est aussi intéressant parce que ça permet de comprendre la différence entre l’universel et l’universalisation. C’est le singulier de partout qui est universel, à ne pas confondre avec l’universalisation du modèle occidental. L’universel a souvent été confondu avec l’universalisation du modèle occidental, par exemple au Japon où l’on a, à partir de 1868, proposé, non pas d’imiter l’Occident, mais de dépasser la modernité. C’était le slogan japonais. Alors, quand il s’agit de construire des locomotives ou tout ce qui est technique, oui bien sûr. Mais cela ne peut pas s’appliquer à l’art. Les romanciers japonais ont pensé que pour faire des romans il fallait absolument avoir lu Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, et ils ont un peu refait la même chose, de même que les peintres chinois refont depuis un certain temps la peinture impressionniste et celle des Fauves. On arrive à un autre couple de sujets : le sujet locuteur de la langue et le sujet du discours. C’est très important de les distinguer, tous les deux, car il y a encore beaucoup trop peu de linguistes qui font cette distinction. Le sujet locuteur, c’est Saussure qui l’invente d’une certaine façon. Tous les êtres vivants sont des locuteurs de leur langue sans savoir comment fonctionne leur langue, et sans avoir besoin de le savoir. Un enfant de trois ans parle sa langue sans savoir qu’il parle telle ou telle langue ou comment cela fonctionne tel qu’un linguiste pourrait l’expliquer, un grammairien ou un lexicologue. Tous les adultes normaux dans toutes les langues du monde sont exactement comme un enfant de trois ans, c’est‑à‑dire qu’ils n’ont pas besoin de savoir comment fonctionne leur langue pour parler. Donc, là aussi il y a une forme d’inconscient du langage, de la langue. Quant au sujet du discours, notion qui existe aussi chez Saussure, mais c’est Émile Benveniste qui en a été l’inventeur et le propagateur. Qu’est‑ce que le discours Benveniste ? C’est la manière dont celui qui parle, qui écrit, ou qui énonce quelque chose, se situe dans son langage. Or nous sommes tous des sujets du discours. C’est pourquoi le discours est autre chose que la langue. Le discours c’est la manière de s’inscrire dans le langage. Le dernier sujet c’est le sujet freudien, ou celui de la psychanalyse, c’est‑à‑dire l’inconscient. Mais nous sommes tous des sujets freudiens. Il y a beaucoup de littéraires qui utilisent la psychanalyse et ses concepts pour essayer de commenter, de réfléchir sur un texte littéraire sans se rendre compte qu’en important, c’est-à‑dire en plaquant des concepts venus de la psychanalyse sur un texte littéraire, ils ne font que retrouver ce qu’ils y mettent. Dans n’importe quel texte littéraire, on peut pratiquement trouver tous les sujets, y compris le sujet freudien, mais ce n’est pas parce qu’on retrouve des concepts psychanalytiques que ce sont eux qui font le poème ou la page de prose.
Donc, j’ai fait une liste de tous ces sujets, il n’y en a aucun qui a écrit un poème. Tous ces sujets c’est très bien, ce sont des fonctions de l’individu, nous avons tous ces douze sujets en nous‑mêmes, mais il y a aussi ce que j’appelle le sujet du poème, qui n’est pas l’auteur, car cela nous ramènerait au sujet psychologique, ou sociologique, voire éthique. C’est une banalité de savoir ou de dire qui a écrit le poème. Le sujet du poème c’est la subjectivation radicale du discours…
Vous dites : « L’homme vit sémiotiquement sur cette terre. » Par rapport au dire de Hölderlin…
En effet, ce fameux passage de Hölderlin a été tellement cité, surtout à travers l’interprétation de Heidegger. Moi, je dis que c’est tout le contraire c’est le problème heideggérien de l’habitation poétique. J’ai critiqué certains poètes contemporains français pas seulement pour leurs poèmes mais pour leur idéologie de la poésie et pour leur « heideggérianisation » de leur pensée de la poésie : la poésie comme une essence, la langue comme une essence. La poésie a deux ennemis : la poésie et la philosophie. L’ennemi majeur de la pensée du langage, de la pensée de la poésie, de la pensée de la littérature, c’est la conception du langage qui règne universellement, mais surtout en Occident, depuis Platon, et qui repose sur ce que les linguistes appellent le signe, c’est‑à‑dire le dualisme interne de la notion de langage et de la langue qui fait que le mot est l’unité, mais le mot est aussi du son et du sens. Le sens et la façon dont le mot est composé phonétiquement n’ont aucun rapport entre eux et aucun rapport avec la chose désignée non plus. Or ce dualisme interne n’est pas seulement un dualisme, c’est une hétérogénéité radicale entre les deux composantes, c’est‑à-dire qu’il y a la forme et qu’il y a le contenu, et de là part toute une suite de dualisme et d’hétérogénéité des catégories. L’hétérogénéité entre la forme et le contenu est catastrophique pour penser un poème. Mais c’est ce qui règne dans la stylistique par exemple et dans la manière traditionnelle et scolaire de lire et d’analyser des poèmes : il y a le sens, ou le contenu, puis il y a la forme. La suite de cette hétérogénéité c’est celle entre la chair et l’esprit, entre la voix et l’écrit, la lettre morte et la lettre qui tue (rire), l’individu et la société, le langage et la vie…
Le signe n’est donc pas seulement le modèle linguistique de l’opposition entre le sens et le son, entre la forme et le contenu, c’est le lieu d’une série de dualismes qui ont une forme linguistique, une forme philosophique (l’opposition entre le mot et la chose), une forme théologique, une forme sociologique, politique et donc éthique. Et c’est pourquoi, pour moi, le langage n’appartient pas aux linguistes. On vit sémiotiquement sur terre parce que ce qui règne c’est le signe, c’est le dualisme généralisé, y compris dans les modèles démocratiques.
Mon ennemi majeur c’est le signe. J’ai fait une critique du signe et de toute la déclinaison que cela suppose, et donc de la séparation entre le langage, la politique et l’éthique. Cela m’a amené aussi à faire la différence entre le sacré et le divin.
En parlant du sacré, vous vous insurgez contre « tout le sacré du continu entre les mots et les choses » présent dans le discours de Bonnefoy. Mais la poésie de ce dernier ne se donne pas pour tâche incessante d’interroger l’absence des choses dans les mots, ce qui nous ramène au « suggérer » de Mallarmé ?
Je ne pense pas que la poésie de Bonnefoy s’intéresse à interroger l’absence des choses dans les mots. Il croit qu’il parle de la poésie, il ne se rend pas compte qu’il parle du signe, car ce qu’il appelle cette absence des choses dans les mots c’est exactement la définition du signe pour les linguistes. Cela passe par la représentation du langage chez Hegel. Je disais que nous avons la conception du langage qui vient de Platon, ainsi que la conception du rythme, et il y a un rapport entre les deux, entre la notion traditionnelle de rythme, qui est un binaire aussi entre un temps fort et un temps faible, et la notion binaire du signe qui est une forme et un contenu. Il ne faut pas non plus oublier combien les philosophes contemporains doivent à Hegel pour sa conception du langage. Dans sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel définit le mot comme, non seulement l’absence de la chose, mais le meurtre de la chose dans la conscience. Il faut, pour penser selon Hegel, non seulement que la chose soit absente, mais que dans la conscience on ait tué la chose. Il s’agit, là aussi, exactement du signe, et c’est ce que je critique chez un certain nombre de poètes : ils croient qu’ils parlent de la poésie, mais ils ne se rendent pas compte que c’est du signe qu’ils sont en train de parler.
Vous rangez Bonnefoy et Deguy du côté des imitateurs de la poésie, de ceux qui la travestissent parce qu’ils substituent aussi une fable (le sacré) à l’historicité radicale du langage, des discours, des poèmes. Or, pour vous, le sacré est une annihilation du langage, du sujet et de la poésie…
C’est pour cela qu’ils sacralisent la poésie, qu’ils l’essentialisent et qu’ils impliquent l’essentialisation du langage qu’il y a chez Heidegger, parce que, du coup, il n’y a plus de sujet. Et effectivement, Heidegger se débarrasse du poète, il analyse le poème mais en disant que c’est la langue qui est le sujet. Il y a une phrase de Heidegger qui ramasse tout ce que disent bon nombre de poètes français qui en font leur petite monnaie : « La langue parle. L’homme parle seulement quand il répond à la langue ». Ce qui veut dire que c’est la langue le sujet. Or, la langue n’a pas de sujet, elle est une abstraction. La seule réalité c’est le discours. Autrement dit, de la langue nous ne connaissons que des discours. Il faut aussi faire la différence entre le langage, qui est la manière de s’exprimer, et la langue qui est le système social d’expression du langage d’une nation ou d’un groupe humain. Ce qui est mauvais pour la poésie c’est de croire qu’on parle de la poésie alors qu’on parle de la langue, c’est‑à‑dire qu’on ne pense pas la notion du sujet du poème. J’ai appelé un de mes livres Heidegger le national‑essentialiste parce que ce qui est remarquable chez lui c’est une essentialisation de la poésie, une essentialisation de la langue allemande telle que seule la langue allemande, dans la descendance directe du grec ancien, est la langue de la philosophie, et surtout une essentialisation du national‑socialisme ou du nazisme. Autrement dit, il a sur l’idéologie de Hitler une position qui est hyper radicale par rapport à Hitler lui‑même, si bien qu’il s’est distancé tout en continuant à payer sa cotisation au parti jusqu’en 1945. Il a essentialisé la germanité. De ce point de vue, je considère Heidegger comme un expressionniste allemand, comme on dit pour les artistes allemands des années 20. L’expressionnisme allemand c’est aussi une manière de réagir contre la détresse extrême infligée par le traité de Versailles en 1918 à l’Allemagne. Le malheur dans lequel cette nation a été plongée a été le point de départ de cette attitude revancharde. L’expressionnisme allemand est parti d’une extrême souffrance qui s’exprime d’une façon superbe chez les poètes allemands de cette époque. Ce sont des poètes qui ont exprimé une souffrance extraordinaire mais qui ont aussi, et là c’est une grande différence avec le dadaïsme et le surréalisme français, pensé le rythme, alors que le surréalisme pense seulement l’image. Donc, je pense que cette souffrance est à l’origine de l’essentialisation extrême et en chaîne que fait Heidegger. Il y a une seule essentialisation qui manque chez Heidegger, c’est l’éthique.
Une importance majeure est donnée à la proximité entre poésie et philosophie, à travers l’œuvre de Bonnefoy, de Jaccottet, de Deguy. Or, vous dites « la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule (…) puisqu’elle n’est plus qu’une forme et une partie de l’herméneutique (qui ne voit que des questions de sens et d’obscurité). »
J’ai là un exemple criant, à mes yeux et à mes oreilles, c’est Derrida. En France c’est un philosophe extrêmement admiré, extrêmement mondialisé, aux États-Unis on ne jure que par lui. Or, j’ai beaucoup lu Derrida et j’ai beaucoup lu Heidegger. Je ne suis pas du tout d’accord avec Jean‑Emmanuel Faye qui dit à la fin de son livre qu’il ne faut plus lire Heidegger. Moi, je dis : il faut le lire autrement, à travers le critère de l’opposition entre réalisme et nominalisme, car ça change tout : la conception et la vision du poème, de la langue, du langage, de l’éthique et de la politique. Derrida pour moi est fortement influencé par Heidegger et je l’ai démontré il y a longtemps dans un livre que j’ai appelé Le signe et le poème. C’est du Heidegger mais sans les guillemets. Je m’arrêterai seulement sur une phrase de Derrida que je ne lui pardonne pas, il dit : « un poème est philosophème », c’est‑à‑dire un poème est un morceau de la philosophie ! Et ce que je critique chez certains poètes français c’est une imbibition de Heidegger qu’ils reconnaissent plus ou moins. Dans les années soixante-dix, Deguy me disait : « Ah, tu sais, Heidegger, je m’en suis beaucoup éloigné. » En fait, il s’en est de plus en plus rapproché. Et c’est malheureux parce que ça influence non seulement sa manière de penser mais aussi sa manière d’écrire. Au lieu d’aller vers sa propre simplicité, comme une sorte d’épurement, il va vers de plus en plus de complication, même dans sa grammaire, il invente énormément de mots et ne finit pas ses phrases.
Vous dites : « la tâche aujourd’hui de penser le poème serait de penser Humboldt, je veux dire par là penser l’interaction entre langue et pensée, penser le continu corps‑langage, langue‑œuvre. Cette tâche est poétique, éthique et politique. » En deux mots…
Ce qui règne dans la représentation du langage universellement c’est le discontinu du signe avec toute sa déclinaison sociologique, politique, etc. Ce que j’appelle le continu c’est quelque chose qui n’est pratiquement pas pensé. Mes confrères les linguistes ne se rendent pas compte qu’ils ne sont pas saussuriens mais structuralistes. J’ai toujours critiqué le structuralisme qui est un enchaînement de contresens sur Saussure. Or, ce dernier a dit : « sur la langue il n’y a que des points de vue ». Le signe n’est pas la nature du langage, c’est seulement une représentation, une représentation qui cache que c’est une représentation mais qui est enseigné dans les départements de linguistique à l’université comme si c’était la nature et la vérité du langage. C’est ce qui fait que le continu est difficile à penser. Le continu fait que, au lieu d’opposer le langage poétique et le langage ordinaire, c’est du poème que je pars pour penser tout langage. Pourquoi je pars du poème ? Parce que je l’ai défini comme la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et vice versa, comme un rapport d’interaction entre le langage et la vie, à l’opposé de tout ce que font les philosophes et toute la tradition philosophique. C’est le continu entre le langage et la vie, mais ça veut dire aussi que c’est le continu entre le corps et le langage. Il faut penser le rapport entre le corps et le langage. Ce rapport est parfaitement connu pour ce qui est de la parole parlée. Les sociologues du comportement savent très bien qu’on parle avec les mains, qu’on parle avec tout le corps, que la manière de sourire n’a pas le même sens au Japon et en Europe, qu’il y a une physique corporelle du langage. On s’exprime avec le corps. Mais qu’est‑ce qui reste du corps dans un poème ? Dans un poème, il n’y a pas de viande, il n’y a pas de neurones. On ne peut pas biologiser le langage comme le font les sciences cognitives actuelles. Dans le langage écrit, le corps ne peut être que la rythmique. Le rythme est le représentant de la physique de l’expression dans l’écrit. Mais non le rythme au sens traditionnel de l’opposition duelle entre du plein et du vide, d’un temps fort et d’un temps faible, non. Je redéfinis le rythme comme l’organisation du mouvement de la parole dans le langage. D’ailleurs cela inclut la métrique. Et de ce point de vue, je retrouve Aristote qui a dit : « les mètres sont des parties des rythmes. » Mais cela inclut tous les autres rythmes : le rythme d’attaque consonantique, le rythme d’opposition (si c’est le premier mot d’une phrase ou le dernier), le rythme syntaxique, prosodique. Tous ces rythmes font un continu qui est la subjectivation du sujet du poème dans un système de discours. Le sujet du poème c’est la subjectivation de tout cela. Il y a une petite phrase très simple de Péguy qui le dit merveilleusement : « De ce que j’ai écrit, tout est signe. » C’est une manière de dire que l’on reconnaît un passage de Proust, d’Éluard… Évidemment, cela suppose une culture poétique, une culture littéraire mais aussi une repensée du langage.
Au lieu de définir la modernité poétique comme une rupture et une transgression des académismes, vous soutenez qu’elle ne s’oppose pas au passé et qu’elle est plutôt cette capacité à continuer d’agir dans le présent de toute situation historique.
J’ai écrit un livre qui a paru en 988 sous le titre Modernité, modernité. Répéter dans ce titre le mot « modernité » était une façon ironique de dire que dès qu’on dit le même mot une deuxième fois on ne dit plus exactement la même chose. Dans ce livre, j’ai fait une critique de toute une série de confusion entre la modernité philosophique, c’est‑à‑dire la reconnaissance qu’il y a un sujet de la pensée et un objet de la pensée (avec Descartes), et la modernité artistique, autrement dit la modernité chez Baudelaire qui est tout à fait autre chose que la modernité philosophique selon Descartes. Baudelaire a une formule magnifique, il appelle modernité « tirer de l’éternel du transitoire ». Ce qui me fait dire, qu’en art, celui qui a le premier pensé la modernité c’est Baudelaire. Cette modernité n’a rien à voir avec la modernité scientifique et technologique ou la modernisation de la vie sociale. J’ai critiqué aussi une conception que critiquait déjà Octavio Paz, la confusion entre le moderne, d’un côté, et le nouveau qui vieillit avec le temps. Et ce que j’ai tiré de Baudelaire c’est une définition de la modernité comme une activité. Et là je me réfère de nouveau à Humboldt qui oppose activité et produit. La plupart des œuvres d’une époque sont des produits de l’époque, et en tant que tels, ils meurent avec l’époque, alors que l’activité continue d’être active au présent. En ce sens, je dirai : Homère est encore moderne parce qu’il continue d’être actif. Le succès contemporain, ou même l’indifférence, ne signifient rien. L’oubli de la postérité ne prouve rien non plus. Bien sûr, chaque œuvre a son historicité et appartient à son époque, à sa culture et à sa langue, mais un petit poème du VIIIe siècle, par exemple, même traduit, peut rester beau et actif.
Que rétorquez‑vous à la critique d’une doctorante qui s’étonne qu’avec une vision si exigeante de la poésie, vous n’ayez pas trouvé à respirer dans les blancs de Du Bouchet ? Là où vous ne voyez que vide asphyxiant, elle sent le souffle du poète.
(Il rit.) Il faut regarder la syntaxe. Ce qui se passe avec Du Bouchet ou d’autres c’est l’effet du « Coup de dés » de Mallarmé, c’est‑à‑dire le rôle des blancs pour isoler des mots et donner une importance propre à chaque groupe séparé au point que parfois il y a très peu de mots sur une page. Le problème c’est que le « Coup de dés » de Mallarmé est l’œuvre de quelqu’un, il l’a dit lui‑même, de « syntaxié », c’est construit « syntaximent ». Or, dans des poèmes de Du Bouchet les blancs jouent un rôle d’essentialisation du poème. Il s’agit de mots isolés syntaxiquement et qui, du coup, tombent totalement, pour moi, dans la catégorie du « nommer ». Il n’y a plus de « suggérer », c’est‑à‑dire qu’il y a des mots pris, chacun, absolument, et qui donc ne sont plus qu’une nomination.
Intéressant l’autre aspect paradoxal de célébration de la poésie, celui de la poésie comme forme ou comme contrainte, métrique ou non métrique (Roubaud, puis l’Oulipo), que vous décrivez comme caricaturalement néoclassique au moment où cette forme s’installe comme l’une des plus représentatives du contemporain, qui se prend pour la modernité.
La preuve du paradoxe c’est la représentation du rythme qu’il y a chez Roubaud. Il a écrit dans un livre appelé Poésie etcetera : ménage, qu’il n’y a pas de rythme dans la prose. Autrement dit, pour lui, le rythme est uniquement métrique. Il est en plein dans cette confusion qui remonte à Platon, et fait le contraire de ce que disait Aristote (les mètres sont des parties des rythmes ; on peut écrire eu vers et ce n’est pas de la poésie). L’opposition qu’on peut prendre pour une chose évidente, concrète et indiscutable, l’opposition entre le vers et la prose a longtemps été définie par l’étymologie même des mots : le vers en latin c’est versus qui veut dire aussi le sillon tracé par le paysan qui remonte et redescend, puis remonte et redescend. Autrement dit, le vers c’est ce qui se reproduit indéfiniment pareil, alors que la prose en latin c’est prosa, c’est‑à‑dire le discours qui va de l’avant. Or, c’est faux parce que, déjà chez les orateurs grecs du Ve siècle avant notre ère, il y avait une métrique de prose, c’est‑à‑dire une organisation du final de phrasé qui était rythmé. En latin, c’est un peu pareil. Déjà chez eux, il n’y avait pas cette opposition aussi absolue que la tradition voit entre vers et prose.
Aussi cette opposition a‑t‑elle déterminé l’idée que le vers est le domaine même du rythme, qu’il n’y a de rythme que dans les vers, et que la prose est dénuée de rythme. C’est ce que redit encore Jacques Roubaud. Déjà, les spécialistes français du XVIIIe siècle savaient qu’il y a du rythme dans la prose. Et quand on regarde dans l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’article sur le rythme montre bien que c’est l’organisation du souffle dans la phrase. Et Roubaud continue à croire qu’il n’y a du rythme que dans les vers.
Enfin, de cette opposition entre vers et prose on est passé à l’opposition entre poésie et prose, ce qui supposait déjà qu’on confondait les vers et la poésie, avec une définition seulement formelle de la poésie. Si cette opposition entre la poésie et la prose a pu fonctionner pendant des siècles, elle est mise en difficulté à partir du poème en prose au XIXe siècle.
Il y a un texte que j’aime beaucoup du poète Shelley, c’est un essai qu’il a écrit en 1817 sous le titre Défense de la poésie et dans lequel il dit : « C’est une erreur vulgaire d’opposer les écrivains en vers et les écrivains en prose », cela avant même la naissance du poème en prose.