Transfuge, octobre 2009, par Vincent Jaury
Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann
« L’antisémitisme fanatique était à l’origine de la fascination des Arabes pour le nazisme »
Entretien avec Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann. Propos recueillis par Vincent Jaury, traduit de l’allemand par Guillaume Finkelstein.
Vous vous intéressez aux rapports germano-arabes, du début des années 1930 à la chute du IIIe Reich, en 1945. Qu’apporte votre ouvrage sur ce sujet peu connu ?
La plupart des recherches sur le sujet s’interrompent, étonnamment, avec le début de la Deuxième Guerre mondiale. Dans Croissant fertile et croix gammée, au contraire, nous mettons l’accent sur cette période, à nos yeux, décisive. Nous avons ainsi pu démontrer – et c’était auparavant tout à fait méconnu – que, au plus fort de l’avancée des troupes de Rommel en Afrique à l’été 1942, une opération commando a été organisée afin de traverser le canal de Suez, occupé par les Égyptiens. Ces escadrons de la mort SS devaient manifestement étendre au Proche-Orient, et avant tout en Palestine, qui abritait alors quelque cinq cent mille juifs, l’Holocauste débuté en Europe. Heureusement, la défaite des Italiens et des Allemands à El–Alamein empêcha la réalisation de ce funeste projet.
Comment expliquer cette sympathie du monde arabe pour le IIIe Reich ?
Beaucoup de gens au Proche-Orient désiraient obtenir l’indépendance de leur pays, et c’est pour cela qu’ils souhaitaient une victoire allemande face aux mandats français et anglais. Cependant, nous nous sommes rendu compte que ce parti pris pour l’Allemagne nazie était également, bien souvent, la conséquence d’une haine radicale contre la minorité juive de Palestine. Bien que, de leur côté, les juifs palestiniens vécussent une existence paisible et intégrée, l’antisémitisme est très vite devenu une composante essentielle du projet de construction d’une nation palestinienne, soutenue avec force par d’autres pays arabes. Il n’est donc pas étonnant que le nazisme, dans son combat contre les juifs au Proche-Orient, ait pu devenir un modèle. Jusqu’à présent, une grande partie des recherches allemandes affirmait, à tort, que le monde arabe ne s’était rapproché d’Adolf Hitler que dans une logique stratégique, sans aucune affinité idéologique. Dans notre livre, nous avançons, au contraire, que l’antisémitisme fanatique était précisément à l’origine de la fascination des Arabes pour le nazisme.
Quel intérêt le IIIe Reich avait-il à s’allier avec les Arabes ?
Les sympathies arabes pour le IIIe Reich n’étaient naturellement pas inconnues de Berlin. Au début, il fallait se contraindre à la réserve, compte tenu des rapports de force en Europe. Plus tard, avec le début de la guerre, les nazis ont pris ouvertement parti pour les Arabes. Le IIIe Reich était très intéressé par l’idée d’une alliance avec le Proche-Orient, dans l’optique d’un affrontement avec les Anglais.
Concrètement, comment s’est manifestée cette alliance avant, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale ?
Dès la fin des années 1930, le IIIe Reich fournit de l’argent et des armes au soi-disant soulèvement arabe en Palestine – en réalité, il s’agissait simplement d’actes terroristes perpétrés à l’encontre des Anglais et des juifs. En 1941, Hitler soutient même avec quelques troupes un coup d’état infructueux contre le mandat anglais en Irak. Un an plus tard, Rommel conquiert de nouveaux territoires égyptiens et prévoit une traversée du canal de Suez. Toutes les opérations militaires allemandes étaient accompagnées d’importantes mesures de propagande qui, dans les pays arabes, provoquaient des réactions enthousiastes. Au cours de la guerre, plusieurs milliers d’engagés volontaires arabes se sont mis à disposition des Allemands. En outre, d’importants leaders arabes ont fait preuve d’une coopération sans faille avec le IIIe Reich, avant, pour la plupart, de s’exiler en Allemagne.
En quoi le mufti de Berlin a-t-il joué un rôle important dans cette alliance ?
Amin el-Husseini, le mufti le plus sulfureux de Jérusalem, était à partir de 1921 le leader incontesté des musulmans de Palestine. C’est lui qui a fait prendre un virage radicalement antisémite au parti national palestinien, et cherché à faire alliance, dés 1933, avec les nazis. À partir de 1941, il s’exile dans l’Allemagne nazie tout en continuant à tenter de construire un empire arabe acquis à la cause d’Hitler. Pour les nazis, il était l’un des contacts les plus importants dans le monde arabe. Il se montrait également très informé sur l’Holocauste, travaillait à l’anéantissement des juifs en Palestine, et a d’ailleurs, à cet effet, rencontré Karl Adolf Eichmann.
Des implantations juives en Palestine ont même été menacées. Pouvez-vous préciser ?
Alors que les troupes de Rommel, à l’été 1942, réalisaient leur avancée spectaculaire a travers la Lybie et l’Égypte, les Anglais s’attendaient à une défaite des Égyptiens, et même des Palestiniens. Craignant l’arrivée des Allemands dans la région, certains juifs ont commencé dans ces semaines décisives à se suicider ; d’autres se préparaient à défendre leur terre. Et les Arabes comptaient de leur côté sur l’avancée de la Wehrmacht vers la Palestine. À Jérusalem, certains tentaient déjà de s’approprier les maisons des juifs et inscrivaient des écritures arabes sur les murs, avant l’arrivée allemande. Nous avons toutes les raisons de penser que la majorité des juifs palestiniens a été assassinée, au moment de la prise de la région par les troupes allemandes. À ce titre, des commandos SS sont venus prêter main-forte à cette époque aux troupes de Rommel.
Est-ce que le monde arabe a fait un travail de mémoire sur cette alliance avec le IIIe Reich ?
Malheureusement, non. Au contraire. L’admiration pour Hitler et le IIIe Reich a perduré après 1945 dans toutes les parties du monde arabe. Les propos des hommes politiques arabes comme les classiques de la littérature nazie remportent, là-bas, un franc succès. D’ailleurs, l’actuel régime iranien, avec sa grotesque négation de l’Holocauste, n’est que le prolongement de cette tendance. Dans notre livre, nous montrons que le conflit actuel au Proche-Orient ne date pas de l’établissement d’Israël en 1948. Il remonte en fait a une décision de l’administration palestinienne des années 1920 et 1930 : considérer l’arrivée de la minorité juive comme une véritable menace nécessitant une compensation. Nous pouvons noter qu’aujourd’hui, leur position n’a toujours pas changé.