Au sud de l’Est, nº 3, par Ann Van Sevenan

Conjointement à la parution des poésies complètes (Le Mal des fantômes) de Benjamin Fondane (1898‑1944) vient de paraître un essai de Patrice Beray sur ce considérable « fantôme » de la modernité. Originaire de Roumanie, Benjamin Fondane a composé l’essentiel de son œuvre en langue française à partir de 1923.

L’essai de Patrice Beray (auteur avec Michel Carassou de Benjamin Fondane : Le voyageur n’a pas fini de voyager, 1996) est divisé en trois parties. Dans la première partie, intitulée « La crise de réalité », c’est le thème de la « duplicité du sujet lyrique » chez Fondane qui est brillamment développé. Beray montre, par exemple, que les ciné‑poèmes de 1928 témoignent de la synthèse entre mouvement et réel, de la « prise sur le réel, sur le monde, que le cinéma rend enfin possible poétiquement » (p. 68). Ou encore, que la préface au poème « Ulysse » poursuit un dialogue du poème avec le théâtre, « un étonnant dialogue d’art à art », même si le poème articulé à un autre art « pose dans cette relation les limites de la représentation traditionnelle », prenant ainsi « voix » dans le poème (p. 87‑88). Beray estime que « ce “droit” de l’oralité sur le “texte établi de toujours” invente ici sa propre poétique en se muant en un discours actif de témoin » (p. 89).

Dans la seconde partie, « Le discours du témoin », l’auteur approfondit la critique de Fondane sur la poésie moderne (notamment celle de Rimbaud et de Baudelaire). Selon Fondane, le poète doit se résoudre à faire le deuil d’une tradition métaphysique (surtout de la philosophie rationnelle de Descartes, et de la philosophie idéaliste de Platon à Hegel). Cela ne signifie pas pour autant que Fondane suit aveuglément le mouvement avant‑gardiste de son temps. Il se positionne même à contre‑courant de ces avant‑gardes qui prescrivent le suicide heureux du poète, alors qu’il s’applique lui‑même à être témoin du « besoin de réalité du poète ». Beray constate que la réaction de Fondane « à la poétique de son époque n’est pas motivée par une moindre écoute du langage, mais par une disposition singulière à son égard » (p. 131).

La troisième partie, « Un visage pour l’altérité » est sans doute la partie la plus innovatrice. Beray y défend la thèse que le geste d’écriture de Fondane, plus qu’une ouverture à l’inconscient est en effet une sollicitation volontaire, recherchée hors de soi, de l’altérité » (p. 167). Suivent alors une lecture de quelques poèmes retravaillés par Fondane, une série d’études génétiques (Beray y explique les problèmes éditoriaux posés par l’oeuvre de Fondane, qui avait fait parvenir de Drancy des instructions très précises pour les éditions ou les réimpressions de ses textes) et une analyse métrique du Mal des fantômes. Beray porte toute son attention sur les variantes formelles significatives, la ponctuation, les blancs, la disposition typographique, la structure des vers, les marques rythmiques, jusqu’à l’organisation spatiale.

Pour conclure, l’ouvrage de Beray se présente sur tous les plans comme une quête de la poétique de Benjamin Fondane qui, selon l’auteur, constitue une poétique à part entière. Le lecteur qui découvre l’œuvre de Fondane pour la première fois se trouve confronté à un monde singulier où la contestation contre l’homme occidental décadent prend la forme non seulement d’une critique mais aussi d’une alternative non idéalisée. Fondane incitait, il est vrai, à oser écrire de la poésie, même si elle reflète le conflit interne du poète, la tragédie de l’existence dans la période de l’entre‑guerre, et même si elle évite de se réfugier dans les faciles conciliations aménagées par l’esprit critique. Selon Fondane, il importait en premier lieu d’écouter le gouffre, d’oser entendre ses objections. Beray estime que ce n’est le moindre des paradoxes de Fondane : « À mesure que l’image du monde se ternit (la guerre, l’occupation, sa condition de Juif), ce mouvement de confiance dans l’écriture, de liberté ultime s’affermit » (p. 30).

Patrice Beray a su marier les données biographiques à celles de la poétique délicatement déployée. Ainsi a-t-il pu lier sa propre existence à celle de quelqu’un comme Fondane. Poète lui-même, il souligne avec Fondane – qui a réussi à montrer que la poésie contemporaine a voulu rompre avec son « non-savoir existentiel » – qu’il incombe de renouer les liens avec le tissu de l’acte vécu dont le poème est la réalisation sensible.