La Quinzaine littéraire, 1er avril 2008, par Jean-Pierre Richard
Fil unique, du traduire au politique : pour une poétique de la société
Il ne se publie plus guère, en France, d’étude sur la traduction littéraire qui ne renvoie aux travaux d’Henri Meschonnic, surtout à Poétique du traduire paru en 1999. La pensée Meschonnic (lui‑même parle de la « pensée Humboldt », qui l’inspire) se diffuse désormais jusque dans l’enseignement. Davantage, certes, à l’Institut Charles V (Paris 7), avec sa filière Traduction littéraire de la Licence au Master professionnel, qu’à l’ESIT (Paris 3) où l’on se cramponne à une « théorie de l’interprétation » selon laquelle on ne peut traduire que par réduction d’un discours à du non verbal (le « notionnel » et l’« émotionnel »). Mais même à Paris 3, autour du centre de recherche TRACT et de sa revue Palimpsestes, voilà vingt ans que l’on est ouvert aux thèses de Meschonnic.
Il est vrai que la réception en demeure lacunaire et l’auteur est fondé à se dire encore incompris. À ce jour, là où il a été le mieux entendu, c’est quand il affirme qu’un texte littéraire tire plus son sens de ce qu’il fait que de ce qu’il dit. Le traduire, c’est « faire entendre la force du langage » (la « vis verborum » de Cicéron), qui « porte et emporte le sens » (53). D’où l’attention portée à la physique de la langue : place des mots, schéma dynamique des phrases, tout le jeu « des résonances et des ramages » dont parlait déjà Artaud dans Le Théâtre et son double. Chez les traducteurs, ce point de vue gagne du terrain – un terrain bien préparé, pendant un demi-siècle, par Roland Barthes, pourtant peu cité par Meschonnic. La tâche du traducteur est de percevoir, à travers le « continu des sémantiques sérielles » « la subjectivation d’un système de discours », l’autrelangue d’un sujet. « C’est ce sujet qu’il y a à traduire, à faire entendre ».
L’autre idée force de Meschonnic, celle qui pose un « enchaînement langage‑corps-éthique‑politique », avec « interaction et implication réciproque de ces quatre éléments », peine à s’imposer. La récente parution du très stimulant Éthique et politique du traduire changera peut‑être la situation. Pour son auteur, du traduire au politique, tout se tient : « Il s’agit de se situer dans une poétique du langage, d’en faire une poétique de la société ».
C’est l’écriture de poèmes (une douzaine de recueils parus depuis 1972) et la traduction de la Bible (cinq publications depuis 1970) qui lui ont servi de levier pour dresser l’édifice d’une théorie générale : l’exemple biblique « vaut pour toutes les langues, tous les textes, et tous les temps ». Les traductions antérieures effaçaient l’activité même du texte biblique, porteuse du sens. Ne restait que l’interprétation imposée par une herméneutique, juive ou chrétienne. Cet escamotage implique à la fois un dualisme « du son et du sens, de la forme et du contenu, des vers et de la prose », et un théologisme, une pensée de la vérité plaquant sur le texte hébreu le thème chrétien de la préfiguration. « Plus il y a de foi, plus il y a de mauvaise foi. » Dualisme et théologisme se tiennent tous deux créent, à côté du « contenu », baptisé « vérité », un résidu négligeable, la « forme ». Lutter contre l’un, c’est se battre contre l’autre : il s’agit de pousser « à son point de rupture, donc de prise de conscience et de transformation du faire, le conflit entre le signe et le poème ».
Dans ce « poème » s’entend l’étymon grec poiein, « faire ». Le concept d’energeia élaboré par Humboldt est ici décimé à la fois comme performativité du langage, « le faire et la force du dire », et, dans la longue durée des siècles, comme capacité des grands textes d’être indéfiniment en activité. Face au poème, ainsi redéfini, l’ennemi, c’est le signe, c’est‑à-dire du « binaire en série ». Sans nier qu’il y ait du signifiant et du signifié, ce que Meschonnic récuse, c’est, d’une part, tout discontinu entre les deux, leur « opposition-séparation » alors que les unit une « solidarité dynamique », et, d’autre part, l’instauration d’une hiérarchie au détriment du signifiant. Or on traduit « de signifiant à signifiant ». Ce qui n’a rien d’un formalisme, car il s’agit toujours de retrouver « une activité constitutive d’un sujet » et, si « l’éthique est ce qui fait du sujet » (et non plus ici une morale codifiant bien et mal), alors traduire est une éthique.
« Le discontinu interne du signe se prolonge dans le discontinu des rapports entre individu et société » ; contre le signe, Meschonnic s’efforce de lier l’éthique au politique. D’abord, « toute représentation du langage contient sa représentation de la société » : donc une poétique engage le politique. Ensuite, dans le poème, « l’identité n’advient que par l’altérité » et il transforme aussi celui qui lit : « Si le poème est un acte éthique au sens où il transforme les sujets, alors le poème est aussi un acte politique ».
Ce lien paraîtra‑t‑il forcé, un autre est postulé : « l’éthique du langage concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité, et c’est en quoi l’éthique est politique ». Enfin, « l’oralité est fondatrice, du sujet et du social » car la voix, « c’est du sujet qui passe de sujet à sujet ». C’est par cette surmotivation qu’est ici franchi le pas, délicat, du sujet individuel à la société.
Lire Meschonnic dépayse. Avant de comprendre des phrases telles que « Embibler, c’esttaamiser », « Le signe casse au poème », « La réalisation maximale de l’oralité, c’est l’écriture », « Je désarchéologise, je déthéologise, je débondieuse, je déchristianise, je déshellénise, je délatinise, je défrançaiscourantise », il faut se familiariser avec ces mots-clés investis d’un sens inhabituel : « poème », « rythme », « signe », « éthique », « oralité »… En fait, le principe de continuité cher à l’auteur régit aussi son vocabulaire et y instaure une porosité, sinon une équivalence, généralisée : « la poétique est l’éthique du poème » ; « le rythme est le poème » ; « ce traduire-rythme, c’est à la fois une poétique et une éthique »…
L’usage polyvalent du mot « sens » fait problème. Il désigne parfois une aptitude (« le sens de la force », « du rythme », « du continu »), rarement la signifiance (« le poème est l’infini du sens »), trop souvent le « contenu » opposé à la « forme » (« retrouver le rythme masqué par le sens »). Pourquoi maintenir ainsi deux valeurs « sens » opposées, l’une selon le signe, l’autre selon le poème ? On est ici dans ce que Gramsci appelait un « interrègne », quand traînent encore quelques oripeaux de l’ancien régime. Mieux vaudrait supprimer définitivement la première, puisque le sens en littérature, y compris traduite, n’est jamais un « contenu » ; c’est une force verbale, à la fois lexicale, syntaxique, rythmique, prosodique et graphique ou vocale.
Enfin si on se réjouit d’un point de vue selon lequel « l’éthique du langage, contre les cultes de la mort au nom d’un Dieu ou non, est le sens d’une vie humaine » et d’une théorie qui reconnaît « l’unité du dire et du vivre », on s’interroge sur la notion d’une vie humaine définie « non par la circulation du sang, biologiquement », mais par « la vraie vertu et la vie de l’esprit ». Faut‑il voir le corps réintroduit dans la pensée du langage (faire entendre le continu corps‑langage ») mais réduit à de l’esprit ? Dans son Traité politique, auquel renvoie Meschonnic, Spinoza a écrit : non par la seulecirculation du sang (« non sola sanguinis circulatione »)…