La Quinzaine littéraire, 1er novembre 1989, par Pierre Pachet
Lire, c’est l’un des gestes les plus caractéristiques du comportement de l’homme moderne, concentré sur le papier (aujourd’hui l’écran) devant lui, la tête presque immobile, silencieusement absorbé par une activité intellectuelle qui semble se dérouler dans la partie supérieure de sa tête : des yeux au cerveau. En réalité, on sait depuis longtemps que les organes de la voix sont eux aussi impliqués, mobilisés sinon vraiment actifs : lire beaucoup peut enrouer.
Reste que nous situons la séparation entre ânonner et lire au moment où le lecteur, devenu suffisamment expérimenté, cesse de prononcer à voix haute. Ce moment, il a aussi une date dans l’histoire : la scène célèbre, rapportée par saint Augustin dans ses Confessions (livre VI), où il voit son maître saint Ambroise, évêque de Milan, lire sans bruit. « Quand il lisait, ses yeux étaient conduits à travers les pages dont son esprit perçait le sens cor intellectum rimabatur : le sens du texte est contesté), mais sa voix et sa langue se reposaient ». Nous sommes au IVe siècle, la découverte de la technique moderne de lecture daterait de là. En réalité, comme le montre Paul Saenger dans le numéro des Annales, saint Ambroise ne pouvait lire comme un lecteur moderne tout simplement parce que, dans la page qu’il lisait, les mots n’étaient pas séparés (ce qu’on appelle scriptio ouscriptura continua) et qu’il lui fallait donc aller lentement, pour reconstituer les mots. « Quand les anciens lisaient silencieusement, écrit l’historien, ils le faisaient pour renforcer leur intimité et cacher ce qu’ils lisaient et non pour augmenter leur vitesse de lecture. » C’est d’ailleurs ce que dit saint Augustin lui-même dans la suite de son texte : « Peut-être évitait-il une lecture à haute voix, de peur qu’un auditeur ne l’obligeât, à propos de quelque passage obscur, à s’engager dans des explications… et à perdre ainsi une partie du temps destiné aux ouvrages qu’il voulait lire ; et puis la nécessité de ménager sa voix, qui se brisait aisément, pouvait être encore une juste raison de lire en silence (tacite). »
C’est à une conclusion de ce genre qu’aboutit aussi Maria Tasinato dans son essai d’une complexité baroque, nourri de considérations étymologiques et de jeux sur les mots, en conclusion duquel elle interprète le concept grec de kairos (le moment propice, l’occasion) pour mettre en évidence une temporalité de la lecture. Mais cet essai est obscur, et supporte mal la comparaison avec les analyses lumineuses de P. Saenger, ou avec la mise au point de Luciano Canfora (« Lire à Athènes et à Rome ») dans le même numéro des Annales, qui lui aussi assure que « dans les bibliothèques le bruit (le marmonnement des lecteurs) devait être insupportable », et permet de comprendre la nécessité dans le monde antique de « lecteurs professionnels », « esclaves intellectuels hautement qualifiés » comme dit Saenger (médecins, acteurs, pédagogues aussi pouvaient être des esclaves), chargés d’une tâche difficile mais qui finalement (peut-être jusqu’à la diffusion du christianisme, à savoir d’un livre et d’une morale d’esclaves, selon Nietzsche) resta longtemps subalterne.