La Tribune internationale des langues vivantes, novembre 2000, par J.-P. Attal
Que l’on vive actuellement un âge d’or de la traduction, cela ne fait aucun doute. Les causes en sont multiples, tout autant politiques, économiques, que scientifiques ou littéraires, et l’AELPL aussi bien que La TILV ont, depuis le début de leur existence, donné à ce domaine du langage la place légitime qui lui revient, en organisant des colloques, en ne publiant la plupart des textes littéraires qu’en édition bilingue, même lorsqu’ils sont originellement écrits en français, en créant des collections spécifiques, en rendant compte, de façon régulière, sous forme d’interviews ou d’articles, des ouvrages qui traitent de la question.
Une des publications d’Henri Meschonnic, De la langue française, a fait l’objet d’un recensement dans le nº 23 de La TILV sous la plume de Frédéric Lamotte. Une critique d’humeur qui s’explique en partie par le fait que F.L. connaît assez mal l’œuvre considérable de Meschonnic et qu’il n’a donc pas replacé l’ouvrage dans son contexte. Avec Poétique du traduire, Meschonnic donne une sorte de récapitulation de tous ses thèmes favoris, ou mieux un exposé quasi complet de sa doctrine, Car il est un des rares, peut-être le seul, des linguistes actuels, à avoir bâti, à partir de l’acte de traduire, un véritable système philosophique. Cette théorie d’ensemble de la traduction s’ouvre aux principes généraux de l’écriture et de la ré-écriture. H. M. sort la traduction de sa condition ancillaire pour lui donner « un rôle unique et méconnu comme révélateur de la pensée du langage et de la littérature » (p. 10), parce que « Traduire met en jeu la représentation du langage tout entière et celle de la littérature. Traduire ne se limite pas à être l’instrument de communication et d’information d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, traditionnellement considéré comme inférieur à la création originale en littérature. C’est le meilleur poste d’observation sur les stratégies du langage, par l’examen, pour un même texte, des retraductions successives » (p. 14). Dans cette optique, c’est tout un arsenal de termes et de concepts qui est inventé ou ré-inventé. H. M. les dresse en une série de couples contraires dont on pourrait donner un tableau (qui est nôtre) pour en montrer la procession articulée :
LANGUE VS DISCOURS
DISCONTINU CONTINU
HISTORICISME HISTORICITÉ
IDENTITÉ ALTÉRITÉ
BINARITÉ PLURALITÉ
EMPIRISME EMPIRIQUE
SÉMIOTIQUE SÉMANTIQUE
SENS SIGNIFIANCE
ÉNONCÉ ÉNONCIATION
STYLISTIQUE POÉTIQUE
MÉTRIQUE RYTHMIQUE
INTERPRÉTATION TRADUCTION
À gauche (ou à sinistre) se classent les termes à sens mauvais, à droite ceux à sens juste qui s’y opposent. C’est donc dans un univers intellectuel spécifiquement aimanté que se meut la pensée de l’auteur. Il faut bien entendre, cependant, que ces termes n’acquièrent cette qualité négative ou positive que dans le contexte précis de l’acte de traduire. C’est dans le rapport à la traduction que s’opposent langue à discours, discontinu à continu, etc., dans ce que H. M. appelle « la poétique du traduire ou du retraduire ». C’est là que « la confusion entre langue et discours est la plus fréquente et la plus désastreuse ». Car traduire ce n’est pas uniquement faire passer ce qui est dit d’une langue dans une autre, c’est aussi participer à une activité du sujet qui, de sujet de l’énonciation et du discontinu de la langue, « peut devenir une subjectivation du continu dans le continu du discours, rythmique et prosodique » (p. 12). La traduction d’un texte littéraire (c’est uniquement de cela qu’il s’agit, bien entendu) doit ainsi faire ce que fait un texte littéraire, par sa prosodie, son rythme, sa signifiance ; ce qui déplace radicalement les préceptes de transparence et de fidélité de la théorie traditionnelle. L’équivalence ne se pose plus de langue à langue, mais de discours à discours, en effaçant l’identité pour faire valoir l’altérité dans son historicité. Réduire la traduction à un pur moyen d’information, c’est du même coup réduire la littérature tout entière à de l’information, une information sur le contenu des livres. Si le traducteur est un passeur, il lui faut prendre bien garde de ne pas être un Charon passeur de morts qui ont perdu la mémoire. Pour la poétique, la traduction n’est par conséquent ni une science ni un art, mais une activité qui met en œuvre une pensée de la littérature, une pensée du langage (p. 16-18). Définir une bonne traduction en termes d’équivalence, de fidélité, de transparence, c’est la penser comme une interprétation. Or l’interprétation est de l’ordre de la langue, du sens, du signe, du discontinu, radicalement différente du texte, du discours qui fait ce qu’il dit, qui est porteur et porté. L’interprétation n’est que portée. La bonne traduction doit faire autant que dire. Elle doit, comme le texte, être porteuse et portée. À la conception fallacieuse qui oppose les sourciers (qui louchent vers la langue de départ, en tâchant de la calquer) aux ciblistes (qui regardent devant eux vers la langue d’arrivée et qui ne pensent qu’à préserver le sens), la poétique répond que l’unité du langage n’est pas le mot et son sens, mais le discours, le système du discours, une sémantique sans sémiotique. L’unité, pour la poétique, est de l’ordre du continu – par le rythme, la prosodie – et non pas du discontinu qui distingue langue de départ et langue d’arrivée, signifiant et signifié, sans s’aviser qu’une pensée fait quelque chose au langage et que c’est ce qu’elle fait qui est à traduire. Il n’y a qu’une source, c’est ce que fait un texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait (p. 23).
J’ai été d’autant plus sensible à ces arguments que je les ai moi-même, d’une certaine manière, exposés et défendus à plusieurs reprises depuis plus de trente ans : principalement dans maTraduction et commentaire de Homage to Sextus Propertius d’Ezra Pound (in L’Image « métaphysique », Gallimard, 1969), et, l’année dernière, dans la postface à ma traduction en vers anglais du Cimetière marin de Paul Valéry, L’Art poétique de Paul Valéry ou la traduction sans réduction, (La TILV, éditeur, Collection Traduire, 1999) où, m’appuyant sur les propos mêmes de Valéry qui disait que la poésie implique une décision de changer la fonction du langage et que la composition d’un poème relève plus du faire que du dire, j’ai tenté de rapporter à la traduction ces principes de non réduction du langage aux unités de la langue (signe et sens), pour mieux s’attacher à la signifiance et au rythme, et comme le dit Meschonnic : «… traduire le récitatif, le récit de la signifiance, la sémantique prosodique et rythmique, non le stupide mot à mot que les ciblistes voient comme la recherche poétique […], parce que le mode de signifier, beaucoup plus que le sens des mots, est dans le rythme […], c’est pourquoi traduire passe par une écoute du continu » (p. 24-25).
Il faut donc, à mon avis, saluer la longue recherche de Meschonnic, lui reconnaître non seulement son originalité dans l’effort de théorisation, et par conséquent sa nouveauté, mais aussi l’importance intellectuelle de sa revendication ultime qui donne à la traduction le statut d’une véritable écriture : « Traduire n’est traduire », dit-il, « que quand traduire est un laboratoire d’écriture ». Et il poursuit : « S’il y a une aventure, c’est celle de l’historicité. Le rapport entre écrire et traduire est une parabole, une histoire apparente dont le sens est caché. Il se montre après coup. Écrire ne se fait pas dans la langue, comme si elle était maternelle, donnée, mais vers la langue. Écrire n’est peut-être qu’accéder, en s’inventant, à la langue maternelle. Écrire est, à son tour, maternel, pour la langue. Et traduire n’est cela aussi que si traduire accepte le même risque. Sinon traduire est une opération d’application, de conscience bonne ou mauvaise (l’honnêteté, la fidélité, la transparence)… » (p. 459).
Traducteur lui-même et poète, il propose dans la seconde partie de son ouvrage une série de confrontations de traductions des Sonnets de Shakespeare, entre autres, (p. 275-307), où il compare et commente les traductions de F.-V. Hugo, Charles-Marie Garnier, Pierre-Jean Jouve, Jean Fuzier, Henri Thomas, Armel Guerne, Jean Rousselot, Jean-François Peyret, Jean Malapate et les siennes propres, des sonnets 27, 30 et 71. On regrette qu’il ait ignoré celles de Maurice Blanchard, poète moderne méconnu, qui aurait trouvé ici une juste place. La traduction par Meschonnic du sonnet 27 est tout à fait réussie, grâce, il me semble, à une résurgence (il le reconnaît lui-même) du rythme scévien. On peut ne pas être toujours d’accord avec ses commentaires et ses jugements de valeur, mais l’ensemble est une bonne illustration de sa théorie.
Cette seconde partie consacrée à la pratique comprend aussi l’étude d’un récit de Kafka, Eine kleine Frau, Une petite femme (p. 319-342), d’un texte philosophique de Humboldt, Sur la tâche de l’écrivain de l’histoire (p. 343-393) ; de la traduction-mise en scène de La Mouette de Tchékhov d’Antoine Vitez (p. 394-419) et enfin de la traduction du sacré et du rapport au divin (p. 427-458), en particulier du passage de la Genèse sur la tour de Babel qui est, selon H. M., la scène primitive de la théorie du langage, et de la traduction et où il propose ce curieux néologisme embabeler.