Le Quotidien de Paris, 20 octobre 1989, par Antoine de La Taille

Pourquoi lisons-nous généralement silencieusement les textes qui sont sous nos yeux, et non pas à voix haute comme nous l’avons appris ? Cette intériorisation de la prononciation a fait une fois l’étonnement de saint Augustin. C’était lorsqu’il regardait lire son maître saint Ambroise. Si l’on en croit le disciple, celui-ci aurait été le premier des hommes de l’Antiquité à lire des yeux sans articuler le texte. Étonnée à son tour par la surprise de saint Augustin, Maria Tasinato, qui enseigne la philosophie à l’université de Padoue, s’est penchée sur les motifs et les conséquences de cette lecture silencieuse chez les pères de l’Église. Cette réflexion, contrairement à ce que l’on en attend, n’est pas une histoire de la lecture, ni même une étude de patristique. Elle confronte l’attitude inaugurale de saint Ambroise, lire pour soi-même sans offrir de prise au dehors, avec la tradition du dialogue platonicien.

Ambroise casse la solidarité qui existait entre la lecture et la voix pour en instaurer une entre la lecture et l’écriture.

Une culture de transmission orale s’efface au profit d’une nouvelle liturgie qui place le lecteur en position d’héritier confidentiel. De cette lecture muette naît alors une nouvelle façon de s’adresser aux autres, le commentaire ex cathedra, ou sermon, sorte de parole sourde au dialogue.

Ce que saint Augustin voit à l’œuvre chez son maître, c’est le démon de la lecture. Il est dommage que Maria Tasinato, en ayant voulu se mettre sur ses traces, se soit laissé égarer par lui. Car ce démon a sa vertu, le savoir, comme son vice, l’érudition, vice auquel n’échappe pas l’auteur, ce qui de lectures comparées en analyses philologiques rend le fil de son propos assez lâche. « Le lecteur silencieux est plus en sécurité contre les démons que celui qui lit à haute voix. » Peut-être eût-il fallu en regard de cette conclusion lui suggérer de faire passer son propre texte à l’épreuve de ce que Flaubert appelait « le gueuloir », afin qu’écrire ne devienne le monologue de ses lectures.