Libération, 6 mai 1999, par Jean-Baptiste Marongiu

Le sens du rythme

Penseur, il dit ce qu’il fait ; praticien, il essaie de faire ce qu’il dit. Poète, traducteur, théoricien du langage Henri Meschonnic n’a pas cessé depuis un quart de siècle de brocarder toutes les métaphysiques de l’indicible et de magnifier, non sans orgueil, les bonnes raisons du faire. Ainsi il faut considérer Poétique du traduire, son dernier livre, comme une pièce d’un travail d’ensemble théorique qui va de Pour la poétique à Critique du rythme, et de Politique du rythme, politique du sujet à De la langue française. La théorie étant toujours seconde chez Meschonnic par rapport à l’expérience, tout cet effort de conceptualisation présuppose, accompagne et alimente une activité permanente de traducteur, notamment Les Cinq Rouleaux de la Bible et une production poétique foisonnante, cinq livres de poèmes. Né en 1932, Henri Meschonnic est professeur de linguistique à l’université de Paris-VIII.

L’Europe est née de la traduction et par la traduction. D’une certaine manière, histoire de la traduction et histoire de l’Europe sont inséparables. Des grandes civilisations, l’occidentale est la seule dont les livres fondateurs sont des traductions : du grec, pour la science et la philosophie et de l’hébraïque pour la Bible, l’Ancien comme le Nouveau Testament. Assez remarquable est dès lors, selon Henri Meschonnic, la « série d’effacements » qui se trouve au cœur de cette histoire. Une traduction « qui efface » est justement celle qui, dans le transport d’un texte d’une langue à une autre, oblitère complètement le point de départ comme pour mieux en signifier l’annexion définitive, au lieu de se placer sur la ligne mouvante du décentrement. Tout traducteur est, à chaque fois, confronté à cette alternative : « La résistance au décentrement continue l’opposition de saint Augustin à saint Jérôme. Jérôme cherchait une hebraica veritas, Augustin était tourné vers le public récepteur seul ». Parce qu’elle est le plus souvent ethnocentrisme et logique de l’identité, « effacement de l’altérité », la traduction ramène l’autre au même, écrit Henri Meschonnic : la Poétique du traduire se veut une sorte de machine de guerre contre cette réduction. Il n’a donc jamais accès direct au texte. Dans la traduction, c’est du texte qui passe, mais aussi « la grille du traducteur qui s’y incorpore, tout ce qu’il croit qu’on peut ou ne peut pas dire, son sens de l’illisible ou de ce qu’on peut dire dans telle langue mais pas en français ».

Dans Poétique du traduire, il ne faut pas entendre, poétique au sens d’Aristote, selon Henri Meschonnic : « L’implication réciproque des problèmes de la littérature, des problèmes du langage et des problèmes de la société fait ce que j’appelle, et ce qu’est devenue, pour moi, la poétique, contre l’autonomie de ces problèmes, en termes de disciplines traditionnelles séparées ». Dans le prolongement des préoccupations d’Horkheimer et d’Adorno, cette théorie se veut critique, parce qu’elle ne cesse de mettre à l’épreuve les principes qu’elle avance. Surtout, en se plaçant sous le signe de Wilhem Humboldt, elle débouche sur une anthropologie. Pour Humboldt (comme pour Meschonnic) en effet, le langage n’existe pas, c’est l’homme qui parle. L’unité du langage n’est donc pas le mot, ni la phrase, mais le discours, inscrit dans sa propre « historicité ». La poétique dès lors s’oppose à une saisie du texte comme un ensemble d’éléments discontinus, pour affirmer la primauté insécable du continu, qu’il s’agit de transporter d’une langue à une autre ou, mieux, d’un texte à un autre. C’est alors le rythme qui redevient l’organisation du continu dans le langage. Au sens où, dans le langage, le rythme apparaît comme « l’organisation du mouvement dans la parole, l’organisation d’un discours par un sujet et d’un sujet par son discours. Non plus du son, non plus une forme, mais du sujet. » Enfin, « la poétique est l’essai de penser le continu dans le discours. Elle tente d’atteindre, à travers ce que disent les mots, vers ce qu’ils montrent, vers ce qu’ils montrent mais ne disent pas, vers ce qu’ils font, qui est plus subtil que ce que la pragmatique contemporaine a cru mettre à jour. »

Pour Henri Meschonnic, « la théorie c’est la pratique ». Ainsi toute la première partie dePoétique du traduire est émaillée de courts exemples de traductions, qui ont une fonction d’illustration et de démonstration. Dans la seconde partie la traduction (et sa discussion) est prépondérante. On y passe en revue Shakespeare et la théâtralité du langage, Kafka et la subjectivation du récit, Tchekhov et l’occultation des sentiments, et, à nouveau, la traduction du texte sacré, par où cet ouvrage avait commencé. Il n’y a pas une seule traduction possible, mais une infinité, pas plus bonnes que mauvaises, alors la poétique peut aider à discriminer la bonne de la mauvaise. L’enjeu est d’importance : « La traduction est cette activité toute de relation qui permet mieux qu’aucune autre, puisque son lieu n’est pas un terme mais la relation même, de reconnaître une altérité dans une identité. »