Parages, printemps 2002, par Charles Stépanoff

Le veau dort

On reproche aux Russes de garder dans plus d’une ville des places Lénine et des rues soviétiques. À notre échelle, il serait temps de songer à nous débarrasser de nos salles Barthes. Certes, il faut bien de l’audace même à un Meschonnic pour affirmer que « le formalisme structuraliste a été un grand appauvrissement de la pensée », tandis que les professeurs de tous grades le fêtent encore comme l’origine de toute chose, et donnent au « tournant linguistique » des airs de révolution copernicienne. Un appauvrissement ? C’est même peu dire : le structuralisme devrait être regardé comme la manifestation la plus caractérisée du totalitarisme dans la pensée française. Ce que Besançon a appelé la « bureaucratie idéocratique universelle », les professeurs d’histoire de la Sorbonne n’ont pas besoin de chercher loin pour en fournir l’image à leurs étudiants. Ils sont en plein dedans. « Ordre, Autorité, Mensonge ». Le structuralisme n’est pas un innocent courant de la critique d’art, encore moins un progrès des sciences ; c’est un pouvoir qui comprend universités, radios, journaux, agences de photographie, maisons d’édition, services ministériels, avec naturellement un merveilleux système de reproduction et de protection contre les intrus. Il y a trente ans qu’on fredonne les mêmes chansons, qu’on dit les mêmes mots de passe pour s’agréger à l’agrégat dans des concours spécialement organisés par l’État, et qui ne sont pas le Concours agricole. « Vieillerie conceptuelle  » (p. 40) dit Meschonnic ; pire que cela : Glaciation. Nous vivons sous Brejnev, démoralisés, désenchantés, déconfits. Mais obéissants, mais structuralistes, faute d’autre chose.

Dans cette situation, l’existence de M. Meschonnic est une chose presque incroyable. Meschonnic, celui auquel il ne faut pas toucher, dont il ne faut pas parler, et qu’il importe de ne pas lire, d’après les entraîneurs sportifs pour bêtes à concours. Meschonnic qui vient, dans cette Célébration de la poésie, encourager notre mouvement, nous rejoignant dans la dénonciation de la fantastique imposture du Magazine littéraire d’avril 2001, «  La nouvelle poésie contemporaine française », confié au bouffon Espitallier (dont nos lecteurs avaient déjà été informés au moment des faits). À la gifle et au coup de poing dans le ventre, il est temps de répondre par le bâton.

La difficulté, en Russie comme en France, n’est pas d’arracher une plaque de rue, elle est de trouver un nom qui va remplacer l’ancien périmé. Or voici qu’à nous déshérités, errant en rond avec nos bannières cassées, chantonnant nos refrains structuralistes, se présente l’occasion de jeter bas cette encombrante quincaillerie idéologique. Il y a du nouveau ! Vendons nos Barthes aux touristes comme les Russes vendent leurs étoiles rouges rouillées sur la perspective Nevski.

Certes en dehors de Meschonnic il y a le travail considérable et systématique de la critique analytique. Pavel a dévissé les boulons l’un après l’autre dans l’ordre. Ce qui est drôle, c’est que l’édifice tienne encore. C’est que le système s’auto-alimente. Car le structuralisme est le genre de mythes qui font vivre ensemble une communauté, qui la soudent en lui assurant la conscience de sa supériorité sur les autres ethnies, universités, nations. Ni l’orthodoxie ni le marxisme-léninisme n’ont pu dissoudre le chamanisme des tribus de Sibérie. Seule la vodka est en passe d’y parvenir en ce moment même. De même seul un moyen puissant et encore inconnu permettra de déstructuraliser l’Université.

Pourquoi ce « maintien de l’ordre » inlassablement dénoncé par Meschonnic ? Il est évident que le ministère de l’Éducation nationale qui est le principal acteur économique dans cette affaire, et le grand actionnaire du structuralise, n’a aucun intérêt à favoriser une quelconque réforme dans un autre sens. Non que les fonctionnaires dirigeants de ce ministère partagent eux-mêmes le moins du monde les convictions qu’ils se font un devoir de répandre dans la jeunesse française. Mais simplement parce qu’une réforme de ce type représenterait un investissement supérieur à toutes les autres réformes jamais engagées dans ce ministère qui, dit-on, est le plus massif du monde. Il ne s’agirait pas en effet seulement de renouveler les manuels, mais d’abord de former les gens capables de les réécrire, ensuite les professeurs capables de les utiliser, c’est-à-dire de les lire sans être secoués de haut-le-cœur. Ce qui rendrait nécessaire une politique de grands travaux afin de construire les universités chargées d’accueillir les professeurs de toutes générations à réformer. En effet, ce n’est pas avec un stage de remise à niveau d’une demi-journée que l’on pourra faire renoncer à ses idées un professeur qui les a instillées toute sa vie aux jeunes générations. Pour convaincre un homme d’une idée, le meilleur moyen n’est pas de la lui faire entendre soir et matin à la radio, mais, bien mieux, de la lui faire répéter à des êtres plus jeunes que lui, qui le regardent comme un maître.

En France, les enseignants des classes de sixième ont pour fonction d’apprendre aux enfants le modèle de Propp-Greimas, familièrement nommé schéma actantiel. Ces enfants vivront plus longtemps que leurs grands-parents, ingéreront plus de calories, mais quitteront ce bas monde sans connaître un seul vers de Hugo. Certes Hugo, c’est vieux. Pire, c’est peuple. Mais de Pierre Oster-Soussouev, ils sauront moins encore.

Les capacités intellectuelles des enfants, et leur avenir professionnel, sont jugés sur la connaissance du modèle de Propp-Greimas, dont, d’un point de vue scientifique, les grossières erreurs ont été dénoncées depuis dix ans. Par ailleurs, les Français sont, bien sûr, les premiers à rire, et à gorge déployée encore, de l’arriération de certaines campagnes américaines où l’on donne encore un enseignement créationniste.

Meschonnic est celui qui a le plus clairement vu que nous devons avant tout nous débarrasser de certaines problématiques imposées par le structuralisme, qui font de nous des « sous-développés de la pensée du langage » (p. 10). En premier lieu la schizophrénie fond-forme, ou signesens, qui a gâté tant d’esprits. À une doctrine linguistique binaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle manque de finesse, s’est superposé un manichéisme moralisateur des plus étranges : pour Roland Barthes, le signifiant est « à opposer au signifié dont on a cru au début de la sémiologie qu’il était le simple corrélat, mais dont nous savons mieux aujourd’hui qu’il est l’adversaire. » (R. Barthes, Le Bruissement de la langue, Seuil, Points-Essais, 1984, p. 95). Drôle de guerre.

Les règles du jeu sont à changer radicalement. Avec les règles imposées par les structuralistes, c’est toujours, immanquablement, la superstition et la bêtise qui gagneront contre la pensée. Aussi, plutôt que de poser une centième fois la question : « Poésie, que je vois sur cette feuille blanche, qu’es-tu ? » on passera à : « qu’est-ce qu’un bon poème ? », ce que Meschonnic appelle la question de la valeur. Nous partons alors dans une toute nouvelle direction. Non plus celle des essences et de leur idolâtrie, mais celle de règles historiques, règles du jeu, jeux de langage. La question n’est plus « comment jouer avec les mots pour les libérer du réel ?  » mais celle-ci, bien moins indulgente, « À quoi joue ce vieux monsieur quand il dit qu’il joue avec les mots ? »

On n’aura pas plus de tolérance pour les questions absurdes telles « quel est le lien de la poésie avec le réel ? », ou « la poésie parle-t-elle du monde ? ». Ces questions sont des chemins d’errance. La poésie n’a pas de lien avec le monde. Rien n’a de lien avec le monde. La poésie est dans le monde, c’est une pratique, dont toute l’explication est contenue dans sa description. Avons-nous un lien avec le monde ? Oui, nos jambes, et cela suffit.

Meschonnic est le point de départ indispensable pour une lecture sereine de la poésie. Cesser de considérer la poésie comme une simple forme est le premier pas qui permettra de l’aborder comme une pratique, une forme de vie, au sens de Wittgenstein.

Dans Célébration de la poésie, Meschonnic n’approfondit pas ces questions qu’il a déjà étudiées dans d’autres ouvrages, il y a bien longtemps. Qu’on nous permette de signaler au milieu d’une œuvre considérable et à côté d’une pensée du rythme très originale, deux articles capitaux, « Sur Wittgenstein, philosophie du langage et poésie », et, publié en 1973 dans les Cahiers du chemin, « Les silences de la philosophie devant la poésie » où il mène d’un point de vue de poéticien une comparaison des rapports de Heidegger et de Wittgenstein à la question de la poésie (ces deux articles sont recueillis dans Pour la poétique, V, Gallimard, 1978). En 1973, Meschonnic est le premier représentant du monde littéraire français à plonger dans l’œuvre de Wittgenstein. Pour être honnête il faudrait ajouter qu’à est le premier à y plonger les yeux ouverts. D’autres avaient bien sauté mais les yeux fermés, et le nez bouché, comme Ricœur, ou même le traducteur du Tractatus en français, le malheureux Pierre Klossowski, hué maintenant par toute la corporation wittgensteinienne pour son dévouement catastrophique. Ces visiteurs prudents n’ont rouvert les yeux qu’à la sortie, racontant au public monts et merveilles. Meschonnic au contraire, sans se limiter au populaire Tractatus (d’autant plus populaire qu’incompréhensible) comme Ricœur, pratique une lecture assidue, attentive, et surtout complète de l’œuvre de Wittgenstein, soutenue par les commentaires de Jacques Bouveresse.

Ces articles ont été les premiers (et semble-t-il pour l’instant les derniers) à faire appel à Wittgenstein pour nous sortir de l’impasse où nous enferme la conception romantique de la poésie. Et il semble bien que cette solution ait été la bonne, on ne le cachera pas. L’idée est d’identifier la théorie romantique-textualiste de la poésie au concept de « langage privé » de Wittgenstein, c’est-à-dire de langage différent du langage ordinaire, fondé sur l’expression de l’intériorité – dont Wittgenstein a montré, en même temps que la tentation très forte pour l’esprit humain, l’indéniable absurdité. L’idée géniale de Meschonnic tient dans cette phrase : « Le problème du solipsisme est celui de la connotation, et en dernière analyse, celui du langage poétique. » (Pour la poétique, V, p. 49).

L’impasse où nous nous trouvons est due à une croyance au destin curieux, héritée, à vrai dire, du mauvais romantisme, faisant de la poésie un langage du moi, sincère, pur, directement abouché avec l’intériorité, nécessairement opposé au langage collectif, vulgaire, philistin, aliénant. Cette représentation grossière a été radicalisée par Barrès dans son « Culte du moi » : le moi est à la merci des « barbares », et le langage poétique de la vision intérieure en rivalité mortelle avec le langage de l’extériorité. Ce premier Barrès, « égotiste », enchante et forme toute une génération où l’on compte Rivière, Drieu, Aragon, Mauriac et d’autres. Entre temps, un bel effort de théorisation dans les années 1900 est accompli par Rémy de Gourmont. Pour ce critique, qui fut une gloire en son époque, le poète est un homme qui, repoussant l’oppression du langage ordinaire, dont l’idiotie est généreusement démontrée, parvient à « parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier et unique » (R. de Gourmont, Le Livre des masques, Mercure de France, 1914, p. 12). Nous avons là exactement le concept wittgensteinien du langage privé. Gourmont et les symbolistes fondent ce langage du solipsiste sur l’idée d’une liaison créatrice entre connotation du mot et sensation intime. Proust théoricien, modeste et inintéressant disciple de Barrès et de Gourmont, avec une touche de Bergson pour la philosophie du langage, leur sert de porte-parole pour notre génération par l’intermédiaire de l’indémodable Contre Sainte-Beuve. Ainsi Barrès trouve l’occasion inespérée de réapparaître à peine remaquillé, après la Guerre, sous un nom insolemment paronomastique : Barthes. Ouvrons le premier Barthes venu, Le Degré zéro de l’écriture. Qu’y enseigne-t-on sur la poésie ? Le mot poétique est « un acte sans passé immédiat, un acte sans entours » (p. 37). Le mot poétique, « opposé à la fonction sociale du langage », s’écarte de la signification ordinaire pour faire jouer les « rémanences et réflexes.  » Le style est plus tonitruant, mais on a ici, à la lettre près, les archaïques théories synesthésiques des vieux symbolistes. On sait que les structuralistes auront à cœur de défendre la cause de la connotation attachée au signifiant contre la dénotation imposée par le noir pouvoir de la collectivité. La première chose à remarquer, donc, c’est la violente banalité du propos qui se cache sous une violence superficielle de ton, et dans d’autres textes, un grossier pédantisme linguistique. Révolution structuraliste ? Il doit s’agir alors d’une révolution fort peu révolutionnaire, du type de celle que la Terre accomplit tous les jours silencieusement sous nos pieds. Une sorte d’éternel retour.

La croyance en un fondement solipsiste de la poésie est dénuée de fondement pour de nombreuses raisons, mais la preuve la plus criante en est la poésie telle qu’elle existe. Or précisément, cette dernière, les poéticiens l’évitent toujours du regard. Ils constateraient pourtant que la poésie n’a jamais été dans aucune civilisation une affaire privée. Elle est toujours le bien commun d’une collectivité, répondant à toutes sortes de codes. La poésie s’apprend à l’école, et se récite en public, souvenons-nous de nos premiers émouvants contacts avec elle. Et notre poésie contemporaine, qui se prétend individualiste, est plus qu’aucune autre exigeante, et n’admet dans ses rangs que des gens particulièrement renseignés, cultivés, bien élevés.

Wittgenstein avait répondu bien avant l’apparition des structuralistes à l’hypothèse romantique : « Nous ne lisons pas la poésie pour former des associations. Nous ne le faisons pas, mais nous pourrions le faire. » (Leçon sur l’esthétique, 1, 17, p. 25) On peut fort bien imaginer une peuplade qui écouterait de la poésie pour se procurer des sensations liées aux connotations des mots. Dans ce cas, dit Wittgenstein, ces gens accepteraient sans difficulté d’utiliser des injections faisant le même effet sur leurs sens. Il nous faut constater simplement qu’une telle description ne correspond pas à nos pratiques. S’ajoute au caractère collectif et normé de la poésie l’impossibilité logique d’établir un lien entre un mot et une sensation intime. Nous croyons pouvoir jouer avec le langage, modifier à notre gré le sens des mots de l’extérieur, d’un point de vue surplombant. Or à tout moment nous sommes tout entiers à l’intérieur du langage. La définition de la poésie comme langage intime est un contre-sens sur le fonctionnement du langage. Quelque chose qui désigne un phénomène purement intérieur et incommunicable comme une étiquette, ce n’est pas un mot, ce n’est pas du langage, c’est un cri. Ce que les théoriciens nous décrivent ne ressemble en rien à la poésie que nous connaissons, que nous apprenons, et récitons avec plaisir, mais à des cris. Pour Greimas lui-même, le langage poétique le plus pur « se rencontre dans le cri » (Essais de sémiotique poétique, Larousse, 1972, p. 23). Ce qui est étonnant, c’est qu’arrivé à une conclusion de ce genre, le structuraliste n’admet jamais qu’il est manifestement temps de faire demi-tour. Pourtant, à le suivre, on serait dans l’obligation grotesque de mettre Espitallier plus haut que Hugo, parce que sa poésie sonore est plus proche de l’« essence ». Mais quel besoin de chercher l’essence ? Comme le dit Wittgenstein, d’une étonnante perspicacité : « à faire de la philosophie, on en vient au point où l’on n’a plus d’autre désir que de prononcer un son inarticulé » (Recherches philosophiques, § 261).

Et la dénotation présentée comme un détournement de l’usage ordinaire du mot n’est pas une objection. Aucun usage, même le plus incongru, ne transforme un mot d’une langue en cri inouï. Quel est ce curieux évanouissement de la conscience par lequel nous oublierions la dénotation des mots quand nous lisons de la poésie ? Il n’y a pas de création de sens dans la poésie, comme on l’entend répéter si souvent ni de sécrétion de sèmes, mais simplement un usage particulier du langage, un jeu de langage parmi des milliers d’autres, et utilisant le matériel commun. C’est ce qu’explique Meschonnic à partir de Wittgenstein : « l’impression personnelle qui est et n’est pas dans le langage, n’est pas dissociable de l’usage du mot. [ … ] Quand une dissociation sémantique intervient, elle est culturelle et non individuelle, ou elle est schizophrénique. La connotation (le halo affectif, l’effet) n’est pas séparable de la dénotation, du sens comme raison collective. » (« Sur Wittgenstein, philosophie du langage et poésie », Pour la poétique, V, p. 50).

Comme on sait, Meschonnic n’est pas seulement poéticien, il est aussi poète. Dans Célébration de la poésie, les amateurs d’expérimentation musicale trouveront un son de cloche bien rare, qui nous change de la sonnerie des collèges et du ronflement des universités. Certes à ceux qu’ennuie et navre le ton qu’emprunte le commun des poètes aujourd’hui, (« la componction, le ton inspiré de la sacralisation », p. 106) ce Meschonnic, plus encore que les précédents, aura de quoi séduire. Les amateurs de castagne en général seront servis. « Penser fait mal. Et d’abord à celui qui tente de penser ». Et ensuite à celui à qui Meschonnic pense.

On connaît la nouvelle parade des textualistes : la récupération phénoménologique de la poésie. Meschonnic propose une habile critique de ce courant contemporain de la critique presque-philosophique qui a voulu faire de Merleau-Ponty, toujours redécouvert, avec toujours la même innocence émerveillée, l’homme providentiel de la pensée structuraliste. Pour Meschonnic, ce n’est qu’une resucée de l’« heïdeggerisation » et de « l’hegelianerie » de la poésie, qui sont ici honorées de vigoureux coups de bottes. Meschonnic mène la guerre contre le « sacré », la représentation phénoménologique de la poésie comme présence, manifestation de la Présence, présence de la Présence, et de l’Être, le « Dieu des poètes » de Badiou. Bref, l’idolâtrie de la poésie, une idolâtrie d’athée, c’est-à-dire la plus mystique et la plus acharnée qui puisse être. L’amour gluant, l’amour-pieuvre de Heidegger pour la poésie s’avère de ce point de vue une source de nuisance encore très virulente.

Parmi les victimes, Houellebecq un peu trop jeune freluquet n’a droit qu’à une giflette dans une note en bas de page. Jaccottet se fait tirer les cheveux en passant. Les écrits de Ricœur se voient à plusieurs reprises contester impitoyablement le droit à l’existence comme œuvre. Réduit à l’état de spectre, il fait quelques apparitions, puis est jeté une bonne fois : de ces êtres ambigus et « comiques », « la poésie n’a que faire ». Bonnefoy et Roubaud associés comme « deux figures du passé dépassé, qu’égalise leur autosatisfaction », deviennent un peu plus loin « deux mammouths naturalisés ». Bonnefoy est un faiseur de « pastiches de Saint-John Perse », et un idolâtre du sacré, qui est l’ennemi du vrai religieux. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir Meschonnic reprocher à Bonnefoy ses relents de religiosité païenne, si l’on se souvient que Bonnefoy lui-même s’en est pris très tôt à l’occultisme et au « pseudo-religieux » de Breton. On n’en finit pas de revenir sur terre. De l’Oulipo, Meschonnic, dans une très heureuse formule, conclut qu’« il invente le performatif du rien à dire. » Pourquoi rire quand ce n’est pas drôle ? Un fossé distingue le ludisme de l’arrière-garde « oulipiteuse », justement qualifiée de « régurgitation surréaliste  », de la vraie fantaisie.

Bref, devant le panorama que lui offrent les productions de ses collègues, Meschonnic ne trouve pas à s’enthousiasmer : « Que voulez-vous, entre grandiloquence et fadeur, il y en a pour tous les dégoûts. je ne tire pas sur les pianistes. Mais avoir quelque chose à dire, est-ce tant demander ? » (p. 137). Mais est-ce qu’il lirait Parages le cher homme ?
Meschonnic, est un poète qui aime faire bande à part. Il y a un côté évangélique chez cet homme tant il aime ses ennemis. Que serait-il sans eux, se demande-t-on ? Et un côté diabolique tant il cherche visiblement à s’en créer le plus possible. Nommons-les : Espitallier (certes !), Bonnefoy, Jaccottet, Collot, Deguy, Heidegger, Oster, Derrida, Becq, Ricœur, Roubaud, Velter, Maulpoix, Gleize, Badiou, Ponge. C’est un peu trop. Meschonnic les rassemble, les fait tous se tenir par la main, les fait danser en rond, pour les culbuter, quand il se lasse de leurs cris, dans « la bauge du porc ». Évêques, moines, précepteurs, alchimistes, bardes, tous, même le pape Derrida, grouillent, gonflent, cuisent dans une marmite bouillie par un joyeux « feu de langues de bois ». Admirons un moment les visages tordus de nos maîtres puisque, pour un instant, Meschonnic nous a libérés de leur férule ; et puis rêvons.

Meschonnic, c’est notre Jérôme Bosch.